Les images magiques
Il serait bien plus nécessaire d’apprendre à l’homme l’art de voir, car il est évident que beaucoup trop d’êtres sont incapables d’établir un quelconque rapport entre les figures sacrées, d’une part, et les contenus de leur propre psyché, d’autre part ; ils ne peuvent voir à quel point les images correspondantes sommeillent dans leur propre inconscient.
Carl Gustav Jung.
L'expression ‘Philosophie éternelle’ a été trouvée par Leibniz ; ce qu’il évoque ainsi, c’est cette métaphysique reconnaissant l’existence d’une réalité qui est la substance même des choses matérielles, de la vie et de l'esprit ; cette psychologie qui voit dans l'âme quelque chose de semblable ou même d'identique à la réalité divine ; cette éthique qui place les buts de l'homme dans la connaissance d'un fondement transcendant et immanent à tous les êtres ; cette chose qui est universelle et immémoriale. Les rudiments de la philosophie éternelle peuvent être (re)trouvés dans les savoirs des peuples primitifs de toutes les régions du monde, insufflés par les mêmes entités originelles, le même souffle sacré.
De même que les puissants télescopes modernes peuvent fouiller et sonder les tréfonds de l’Univers, de la même manière les textes et les images ésotériques, les clés cachées, les symboles secrets, nous permettent, lorsqu’on les découvre, de remonter le flux de la Tradition jusques en ses plus anciennes et profondes racines ; de capter l’onde primordiale, l’Aüm primitif qui présida à la venue (la tenue) de l’âme dans l’homme. Mais la manipulation des grands télescopes requiert d’infinies précautions et de nombreux et grands savoirs. Mêmement il convient de manipuler les outils et instruments ésotériques, l’athanor et le grimoire, les essences, les pierres, et les talismans. Et le passé remonte alors, lentement, évanescent, sublimé, mystérieux, voilé, mais propre à la révélation.
De pierre en pierre, ainsi qu’on traverse le gué, franchissant à chaque fois une étape dans l’immense océan de la vie, tout en parcourant les évènements de l’histoire, le dépôt divin, l’onguent sacré, s’est fixé ou transmis dans des esprits supérieurs, des génies supérieurement équipés pour le contrôle des manœuvres occultes ; il a permis à de grands phares d’illuminer des territoires inconnus de la pensée, de l’âme des hommes vivant, par la voie – la vie, la voix – de ceux sur qui son dévolu s’est porté : Homère, Hésiode, Pythagore, Platon, Aristote, Aristarque, Virgile, Pétrarque, Plotin, Lucrèce, Hermès, quelques-uns ainsi, parmi les plus lumineux, les plus remarquables, les plus stables aussi, qui ont relayé cette connaissance, ce savoir primordial, cette pensée gnostique, qui jamais ne s’est éteinte ; l’essentiel de « l’ancien trésor » selon le mot d’Aristote, qui nous fut laissé par nos prédécesseurs des hauts et éloignés temps passés.
Plus tard, lorsque le Christ eut profondément enraciné le trône divin dans l’esprit et les croyances des hommes, on en vit surgir, à travers une confuse végétation, trois grandes tiges-mères : la branche juive et traditionnelle de saint Pierre ; la branche grecque et dogmatique de Saint Paul ; la branche orientale, platonicienne et mystique de Saint Jean. C’est à ce rameau que se rattachent les Cathares, Rose-Croix, et Templiers. Moïse descendit des nuées tonnantes du Sinaï, tenant les Tables de la Loi ; le Christ, remontant dans la gloire, ne laisse que son Verbe au Monde. Le Verbe se condense dans un Évangile primordial. Ce proto-évangile hébreu, disparu, se fragmente en quatre Évangiles grecs qui se pulvérisent en une multitude de légendes rédigées dans tous les idiomes de l’Orient. Chaque nation possède sa biographie de Jésus ; chaque secte modifie à son idée l’image du Christ. Matthieu a écrit pour les Hébreux ; Marc pour les romains ; Luc pour les Hellènes; Jean pour tous les peuples de l’Univers.
Dhoye est un de ces maillons de l’immense chaine qui nous relie à l’antique cosmogonie, l’un des plus récents chainons de de ce lien magique et sacré, héritier-transmetteur de la Tradition, en cela le lointain descendant spirituel de Dante Alighieri, de la même progénie en tout cas que la glorieuse génération des philosophes-astronomes-sculpteurs-peintres de la Renaissance. Le XVIe et le XVIIe siècles européens ont vu d’innombrables lumières s’allumer à tous les horizons de la connaissance : Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Francis Bacon, Robert Fludd, Paracelse, Tycho Brahe, Érasme, Reuchlin, Thritemius, Copernic, Pereisc, Botticelli, Vinci, Gassendi, Bruno, Campanella, Galilée, Raphaël, Titien, Giotto, pour n’énumérer que quelques-uns des plus grands géants de la pensée, parmi ceux qui ont éclairé le passé pour nous en faire remonter les essences perdues ou oubliées. Et c’est par la magie, par la pratique de cette magie naturelle si chère à Ficin, que cet éclairage intellectuel a pu accroitre son intensité, projeter son ombre dans le miroir et donner de l’âme une image divine semblable à celle de celui qui s’y regarde.
Pour bien comprendre la peinture de la Renaissance, il faut bien comprendre l’influence que la magie a eu sur elle. Bien sûr il n’est pas question ici de la magie des amuseurs ou des charlatans, mais bien de l’exercice sacré, quasi religieux, de préparation, d’application et de réalisation qui consiste à se mettre en relation avec les entités supranaturelles, célestes et spirituels, qui nous gouvernent d’en-haut, sans qui notre relatif équilibre ici-bas ne serait pas possible. C’est par le chant harmonieux de l’âme du Mage que les oreilles célestes perçoivent son appel à communiquer et à échanger ; pour mettre son âme en vibration de phase avec l’Univers.
Dès lors une initiation est nécessaire, des procédures doivent être connues, des clés secrètes doivent en être révélées : cela s’appelle l’ésotérisme, l’école des secrets.
L’ésotérisme, la tradition, l’hermétisme, ont tous à voir avec l’immortalité de l’âme ; sa préexistence ; les conditions de son existence et de sa propagation (par la lumière).
En dehors de tout contexte religieux ou idéologique, la Connaissance, ou gnose, est la possibilité d’attribuer une valeur sacrée à la vie de l’âme et de considérer la vie d’après la mort du corps comme un potentiel continuum et une perspective plausible. L’expérience ‘en-soi’ est le seul chemin, la seule voie possible à la réalisation de cette croyance en un avenir avéré.
Lorsque la substance matérielle ne formait pas un corps, elle était désordonnée. Et elle en possède toujours quelques traces dans son pouvoir de croître et décroître que l'homme appelle la mort.
Lorsque la Gnose illumine toute la conscience, Elle enflamme l'Âme entière et l'élève en la détachant du corps. Ainsi transforme-t-elle l'homme entier en lui transmettant sa nature fondamentale.
Les livres hermétiques sont les derniers monuments du paganisme. Ils sont une sorte de mise au clair, de ‘digest’ dirait-on aujourd’hui, dans le mélange confus de dogmes hétérogènes, de toutes les religions et doctrines qui faisaient flores à Alexandrie entre le Ier et le IIIe siècle après J.-C. Ils appartiennent à la fois à la philosophie grecque et à la religion égyptienne, et par l’exaltation mystique ils touchent déjà au moyen âge.
Les livres d’Hermès Trismégiste ne peuvent soutenir la comparaison ni avec la religion d’Homère ni avec la religion chrétienne, mais ils font comprendre comment le monde a pu passer de l’une à l’autre.
En eux, les croyances qui naissent et les croyances qui meurent se rencontrent et se donnent la main. Il était juste qu’ils fussent placés sous le patronage du Dieu des transitions et des échanges (Hermès-Toth), qui explique, apaise et réconcilie ; du conducteur des âmes, qui ouvre les portes de la naissance et de la mort ; du Dieu crépusculaire, dont la baguette d’or brille le soir au couchant pour endormir dans l’éternel sommeil les races fatiguées, et le matin à l’orient pour faire entrer les générations nouvelles dans la sphère agitée de la vie.
Hermès, en entrant dans l’église, fit pénétrer l’hermétisme religieux dans la pensée philosophique, dans l’amour, dans la poésie et dans la peinture ; il n’est pas pour rien dans l’immense œuvre de la Renaissance.
Le nécromancien du Moyen âge, concoctant ses mixtures obscènes, et l’évocateur, entonnant ses épouvantables invocations, étaient l’un et l’autre des parias, obligés d’exercer leur métier en cachette. On serait en peine de reconnaître ces personnages désuets chez les mages pieux et philosophes de la Renaissance. Cette transformation est à l’image de celle qui fit de l’artiste, du simple artisan qu’il fut au Moyen Âge, le compagnon savant et raffiné des princes de la Renaissance.
Moyen Âge et Renaissance, qui pourtant ont été le théâtre d’ignominies en tout genre, mais à l’inverse, ont permis la production d’œuvres d’art d’une majestueuse beauté, d’une splendeur inégalée, parce que les motifs d’inspiration étaient transcendés par le génie des artistes ; parce que la magie ‘opérait’, au nez et à la barbe des pédants et encapuchonnés ; elle était active dans les sources de l’œuvre, à la racine de son inspiration, comme une communication surnaturelle avec le cosmos, par les orbes des planètes et les sphères de l’Univers.
Cette magie consistait surtout en la création d’images talismaniques, utilisant les puissances naturelles en les convoquant à la réalisation des ‘œuvres’ ; ainsi, tel l’Alchimiste avec ses ingrédients de matière spirituelle, ses substances éthérées, le Centulois se sert de la ‘matière plastique’ pour sublimer l’Image, pour exalter l’émotion et la pensée, provoquer la méditation, stimuler l’imagination. La production des images procède du modelage adéquat d'un échantillon de cette matière, dont l'effet se trouve renforcé, pour d'évidentes raisons, par le pouvoir et la science de l'artiste. Et par une lente incantation intérieure, une invocation ‘en-soi’ des choses célestes et naturelles, il ravive la Tradition, fait réapparaître (émerger, émaner) en creux et reliefs, le filigrane immatériel de la connaissance (la gnose), perceptible comme un reflet dans le miroir de l’être. Ce je-ne-sais-quoi qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux.
Les peintres de la Renaissance sont allés plus loin que Dieu dans sa représentation de lui-même. Dhoye est un héritier des mages de la Renaissance, le filius de Ficin, l’enfant gâté de Botticelli.
En visitant les chapelles lombardes et vénètes – à Vérone, Padoue, Venise –, on peut vérifier que la peinture (la représentation picturale), à l’égal de l’écriture, est un immense moyen de connaissance et de transmission. Elle permet et développe l’élévation spirituelle, la découverte du monde, la prise de conscience de soi et des autres. Rien tant que la peinture n’offre cette surface de projection où chacun peut confronter ses représentations personnelles aux réalités du monde et aux mystères de l’âme humaine… et en tirer de la pensée, de l’intuition et de l’émotion positive. Par leur puissance d’évocation, par les symboles visuels qu’elles contiennent, les images opèrent une magie naturelle sur nos consciences, en nous révélant à nous-mêmes. L’art est un puissant moteur à émotions, auquel il faut toutefois apporter une énergie : l’inspiration ; des rouages : le génie ; et une transmission : le talent.
Marcel Dhoye réunit ces quatre membres nécessaires à son action de peintre, poussant comme une ramure indépendante sur l’arbre de la Philosophia perennis, s’appuyant sur la Tradition pour rénover les concepts, les adapter à la compréhension de l’époque ; pour transmettre à la fois de l’espoir et de la gravité, des émotions et des élucubrations spéculatives ; en tout cas des images d’une éblouissante beauté.
Il n’y a que l’ordre des lettres qui diffère entre image et magie.