Vers une nouvelle Abstraction lyrique ?

 

Arts Atlantic 2015

 

  En rendant visite à mon ami Garros sur son stand, à l’édition 2015 d’Arts Atlantic, à La Rochelle, j’ai fait mon tour de la manifestation, l’œil affuté pour découvrir les cent vingt exposants présents cette année. J’essayais de capter d’un regard le ton, l’idée, l’intention, l’esprit des artistes exposés. Et rapidement j’ai fait mon petit classement ; dans l’ensemble j’ai retenu une quinzaine d’artistes dont l’œuvre a attiré mon regard, par l’authenticité sincère ou par l’originalité. Parmi des tenants de toutes sortes de post ou de néo, du cubisme le plus académique au surréalisme le plus désuet, au milieu du figuratif le plus varié, cette quinzaine sortait du lot surtout par l’impression d’une vraie démarche artistique que leurs œuvres dégageaient, hors des tics et des trucs, des chapelles et des vanités personnelles. Et pour le plus grand nombre d’entre eux (huit ou neuf), des artistes de l’abstraction lyrique, chacun avec son style personnel ; les autres plutôt dans des formes d’expression toutes issues des différentes expériences de l’art contemporain, des années 50 à nos jours, autant dire d’innombrables influences.

  Dans la masse des œuvres exposées, à la fois mon œil était attiré spontanément par la gestuelle et la symbolique de l’abstrait lyrique, et je faisais en même temps ce constat : sa représentativité est aussi la plus importante dans le nombre des œuvres qui me paraissaient, à moi, suffisamment dignes d’intérêt pour e  ntrer dans mes préférences.

  Depuis ma rencontre avec François Garros, je suis allé plus loin dans la découverte de cette forme d’expression picturale, dans ses déclinaisons actuelles, contemporaines au sens premier.

   Ma formation personnelle, - si je peux dire ainsi, car il n’y a rien de formel ni d’officiel dans ce savoir, juste un affinement progressif et autodidacte du goût -, me porte assez naturellement vers une forme de peinture où le trait et le dessin ont leur place et leur importance, soutenus par un travail léché de la couleur : j’aime la ‘belle peinture’, élégante, subtile, drôle, où le dessin et la couleur font une alliance magique pour transcender l’alchimie créative de la pensée plastique, avec des arrière-plans nourris de figures cachées dans des espaces improbables (les peintures de D. en sont des exemples particulièrement significatifs et réussis, emblématiques).

  Mais esthétiquement et picturalement, au fil des ans, l’art abstrait lyrique a aussi pris sa place dans l’éventail de mes choix personnels. Et je me demandai, après ma visite à Arts Atlantic, s’il n’y avait pas une sorte de renouveau, de résurgence, de développement actuel de cette forme d’expression picturale, qui a déjà une longue histoire.

   Lors d’une soirée entre amis, si vous avez abordé une discussion intéressante sur l’art, la peinture, une œuvre, une tendance, se lancer oralement à expliquer son point de vue, qui peut être intéressant, mais surtout que vous avez envie de soutenir, est chose encore à peu près aisée ; une relative bonne connaissance du sujet, une certaine aisance oratoire, quelques arguments bien tournés et la discussion est relancée, renforcée, l’exercice entendu.

  Se lancer à faire l’équivalent par écrit peut prendre une tout autre tournure : le public se montre souvent plus sévère (l’écrit est plus exigeant), l’argument peut paraître prétentieux, la réalisation pompeuse ou malheureuse, et le résultat peu probant. Il y a en effet quelque chose de vaniteux à vouloir ‘ramener sa science’ par écrit sur un sujet qui aurait pu n’être qu’une banale conversation entre amis.

  J’avais envie de donner mon avis sur mes choix artistiques et les tendances de la création contemporaine ; en tant qu’ancien galeriste parisien, avec un parcours intéressant dans le milieu de l’art au cours des années 80, ayant rencontré parmi les plus grands à cette époque, je me suis senti autorisé et légitime à le faire.

 

   stand Garros Art Atlantic 2015 

 

Arts Atlantic 2015, stand de François Garros

 

 

L’art abstrait lyrique

 

  De quoi s’agit-il lorsqu’on parle d’art abstrait, art abstrait lyrique, expressionnisme abstrait, abstraction lyrique ? Autant de notions confuses pour le néophyte et même parfois obscures pour les amateurs soi-disant éclairés.

  Difficile pourtant d’en dire des choses nouvelles ou originales : tout a déjà été exprimé, écrit, analysé, interprété sur ce sujet. Cependant, impossible de s’en passer ; le sujet de la question qui me tient à cœur ne tiendrait pas debout sans fondation.

   Aborder le sujet de l’abstraction lyrique comme courant en train d’évoluer, de se renouveler, c’est nécessairement faire un détour historique et théorique par la notion d’art abstrait.

   L'art pictural en général, depuis la nuit des temps et des cavernes, de Lascaux à Picasso, en passant par le Moyen-Age et la Renaissance, a toujours eu une composante figurative, longtemps essentielle, portée par la logique de la perspective et la tentative de reproduire l'illusion de la réalité visible : c’est la peinture dite classique, celle des musées nationaux, en occident du moins, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

  La mimésis (l'imitation du réel) a longtemps été un élément important de l'art ; avec le daguerréotype et la photo, dès la fin du XIXe siècle, la donne va changer : auparavant, on peignait surtout pour signifier quelque chose du réel ; désormais, il suffira d’un clic pour mettre la réalité dans la boîte à image.

  À partir du début du XXe siècle, en effet, l'art ne vise plus la vraisemblance, le réalisme le plus exact, car il sera supplanté désormais, au moins théoriquement, par les nouvelles formes de représentation automatisée (la photographie et le cinématographe).

  La photographie, au XIXe siècle, a libéré la peinture d’une forme d’obligation à représenter la réalité ; dès lors, pour ‘montrer’ un objet, il suffisait de le ‘prendre’ en photo ; la peinture devait nécessairement évoluer, et sans être reléguée à de subalternes besognes de la représentation stricte, prendre d’autres voies et d’autres formes pour révéler le monde (au sens révélateur de la photographie : le produit où l’on trempe le papier, ce qui permet l’apparition de l’image, ce qui la révèle).

   Déjà en 1832, Hegel énonçait de façon très intuitive que « L’art doit se proposer une autre fin que l’imitation purement formelle de la nature ; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que des chefs d’œuvres de technique, jamais des œuvres d’art. »

C’est là, précisément, que l’abstraction intervient, comme point de départ d’une nouvelle représentation de la réalité et de l'imagerie dans l'art.

   Entre 1905 et 1912, l'abstraction apparaît presque au même moment en plusieurs endroits. Mais c’est Vassily Kandinsky qui peut être considéré comme l’initiateur de l'art abstrait, vers 1910, lorsqu’il peint une aquarelle où toute référence au monde extérieur est délibérément supprimée.

  Il n’en demeure pas moins qu’aux origines de l'abstraction telle qu’on la conçoit historiquement, l’évènement fondateur, la borne-repère admise communément, il y a eu Kasimir Malevitch, en 1915, avec son Carré noir sur fond blanc, huile sur toile carrée de 79,5 cm de côté. Les carrés et les rectangles que Malevitch réalisait à l’époque étaient de nouveaux symboles, en rupture avec les outils picturaux du passé.

   Parmi tous les arts plastiques, l'art abstrait est donc devenu une sorte de ‘langage visuel’. Désormais, l’artiste peintre ne va plus tenter de reproduire le monde en l’imitant. Ses inspirations viendront de ses sensations, visuelles, acoustiques, de ses émotions intellectuelles, pour en donner une vision intérieure, une expression gestuelle et colorée de son monde intérieur.

  Dans la peinture classique, peinture souvent de commande, de portrait, de cour, le peintre n’intervient pas dans ce qu’il représente, seulement parfois, par subtiles touches, de façon discrète et cachée, pour ne pas heurter le prince, mais toujours prompt à faire un clin d’œil. A l’opposé désormais les « sensations » du peintre vont s’inscrire en priorité dans sa vision.

  Avec l'abstraction, les références au réel disparaissent au profit des effets visibles, des formes géométriques, des lignes épurées ou foisonnantes, des couleurs uniques ou mêlées, en aplats simples ou en explosions jaillissantes.

   La représentation figurative contient souvent une abstraction partielle, alors que l'abstraction géométrique et l'abstraction lyrique sont le plus souvent totalement abstraites. Ce qui les rapproche consubstantiellement de la musique, de ses sources intimes et secrètes.

Dans une image, avec ou sans le trait pour donner du sens, avant cela, la couleur assure une fonction émotionnelle identique à la fonction émotionnelle de la musique dans nos récepteurs humains. N’emploie-t-on pas le même mot, ‘chromatique’, pour parler aussi bien des gammes de la musique que de celles de la couleur.

   Né par convention en Europe, l'art abstrait s’est ensuite diffusé peu à peu aux États-Unis par le biais d'artistes, de marchands, et de collectionneurs d'art, parmi les plus prestigieux de l’époque.

   Dans ce monde nouveau où la peinture s’est affranchie du réel, donnant désormais libre court à l’abstraction, avec toutes ses variantes et ses différences, une branche était apparue, nouvelle ramure, qui s’épanouit avec une vigueur enthousiasmante et un essor peu commun : l’abstraction lyrique.

Aux racines de cette arborescence, dès 1925, il y a Joan Miró, le sorcier qui développe de surprenantes recherches plastiques, avec une profusion de symboles qui font de lui le précurseur de l’art abstrait lyrique contemporain.

  Miró a abouti, vingt ans avant Pollock, à la confusion de la texture et de la structure, qui ouvrira une voie de recherches insoupçonnée à la génération qui suivra : il suffit de citer les noms de Pollock, Rothko, Gottlieb, Motherwell, Rauschenberg pour les États-Unis, de Tàpies, Saura, Alechinsky et bien d'autres en Europe, pour constater que les germes lancés par Miró ont mûri et prospéré dans d’innombrables endroits et individus dans le monde.

 

   L'abstraction lyrique apparaît alors comme une ouverture à l'expression personnelle de l'artiste, en opposition à l'abstraction géométrique, ou constructiviste. Les artistes de l'abstraction lyrique appliquent en fait les leçons mélangées de Kandinsky, de Hartung et de Miró.

On peut dire qu’il y avait en quelque sorte comme deux abstractions : une « froide », l'abstraction géométrique, et une « chaude », l'abstraction lyrique.

   En décembre 1947 à Paris, la galerie du Luxembourg organise une exposition où sont montrées des œuvres de Wols, Bryen, Hartung, Mathieu, Riopelle, Atlan, Ubac, Arp.

  Georges Mathieu avait eu l’idée de donner un titre à cette exposition : « Vers l’abstraction lyrique » ; mais la directrice de la galerie y préféra « L'Imaginaire ». Bien que controversé, cet évènement peut être considéré comme un repère fiable quant à l’apparition du terme d’abstraction lyrique.

  

  À l'origine, l'abstraction lyrique regroupe des artistes - Mathieu, Riopelle, Masson, De Stael, Soulages, Zao Wou-Ki, Hantaï, Tal-Coat, Olivier Debré, pour en citer de célèbres -, dont l’évolution vers le langage abstrait suit une écriture gestuelle, entre l'esprit dada et le surréaliste, puis qui débouche sur de nouveaux procédés de liberté plastique. Parmi ces procédés on retrouve régulièrement et en alternance, parfois chez un même artiste, une technique de projection linéaire des couleurs sur la toile et une autre de brossage plus ou moins ample, plein ou ligneux.

   Le tachisme, style de peinture abstraite répandu en France dans les années 1940 et 1950, est un mouvement souvent considéré comme l'équivalent européen de l'expressionnisme abstrait américain représenté par l'action painting. Il désigne l'un des aspects de l'art informel, au sein de l'une de ses composantes, l’abstraction lyrique.

  La peinture informelle, caractérisée par la volonté de rompre avec l'influence du cubisme et du surréalisme, est une peinture abstraite dans laquelle l'artiste crée des signes et ensuite leur donne un sens ; les œuvres sont souvent réalisées dans l'instant, avec une part d'improvisation, la peinture est déstructurée.

  Le tachisme, de son côté, prétend exprimer l'émotion de l'artiste par la matière picturale seule, ce qui le distingue de l'expressionnisme figuratif. Ce terme a servi pour définir notamment les travaux de Hartung, Riopelle et Soulages.

  L'automatisme de certains peintres surréalistes comme Masson, ou Matta, a aussi influencé l'abstraction lyrique.

   L’œuvre de Mathieu est un phare dans ce courant de peinture, mais elle doit être vue à l’aune des autres tenants de cette abstraction lyrique dont il fut le fondateur.

  Il découvrit et vulgarisa cette ‘langue picturale’ qui réforma profondément l’art d’après-guerre ; il alliait la rapidité d’exécution à un réel souci de calligraphie, dans un geste créateur fougueux et un élan que l’on ne retrouve pas chez Hartung ou Degottex. « Mathieu identifie la peinture à l’action, et la performance chez Mathieu est consubstantielle à l’acte de peindre ».

 GMathieu

 

Georges Mathieu -Abduction d'Henri IV par l’archevêque de Cologne – 1958

  Après la Libération de Paris en 1944, des artistes de cette nouvelle tendance participent à de nombreuses expositions, d'abord dans des galeries d'art privées (les galeries Jeanne Bucher, René Drouin, Louise Leiris, Rive gauche, Conti) ; puis dans des salons de peinture, tels le Salon des Surindépendants, où exposaient Wols et Bryen dès 1945, le Salon de Mai, créé en 1943 ou le Salon des Réalités Nouvelles, créé en 1946.

  

  À partir de 1947, on assiste à une compétition entre Paris et la nouvelle école de peinture américaine née à New York, dont Jackson Pollock ou Willem de Kooning sont d’illustres représentants.

  À New York, en novembre 1949, la ‘Perspectives Gallery’ organise une exposition de peintres européens à laquelle participent Mathieu, Fautrier, Michaux, Ubac et Wols.

  Puis, en mars 1951 à Paris, Nina Dausset présente la grande exposition « Véhémences confrontées » où sont montrées pour la première fois côte à côte des toiles d'artistes abstraits européens et américains ; Pollock, De Kooning, Hartung, y participent, aux côtés de Mathieu, Riopelle, Bryen, Wols. A noter dans cet évènement l’influence de Michel Tapié, ardent défenseur de ce courant, qu'il inclura dans l'art informel.

   L'Abstraction lyrique américaine est un mouvement de l’art abstrait apparu dans les années 1960–1970, à New York, Los Angeles, Washington, puis Toronto et Londres ; il est lié à l'expressionnisme abstrait et au tachisme européen et se caractérise par une expression plus libre, spontanée, intuitive.

Les artistes tenant de ce mouvement emploient l'acrylique et d'autres techniques picturales modernes pour réaliser leurs œuvres, en réaction aux courants dominants d’alors : le Formalisme, l'Abstraction Géométrique, le Minimalisme, l'Art Conceptuel et le Pop Art.

   Trouvé sur internet, sans savoir à qui l’attribuer vraiment, j’ai retenu une définition intéressante : « ce courant de l'abstraction lyrique américaine cherche à produire une expérience sensorielle par la monumentalité et la couleur et à apporter plus de lyrisme, de sensualité et de romantisme à l'abstraction, afin de revigorer la tradition picturale dans l'art américain et de rétablir la primauté de la ligne et de la couleur comme éléments formels, dans des œuvres composées selon des principes esthétiques, plutôt que comme des représentations visuelles de réalités socio-politiques ou de théories philosophiques. »

   Parallèlement au courant de l’abstraction lyrique, l'expressionnisme abstrait est un mouvement artistique qui s'est développé peu après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, devenant un élément central de l'Ecole de New York, école qui a rassemblé les poètes, peintres, musiciens d'avant-garde, actifs à New York et aux États-Unis à cette époque. Il se caractérise par des toiles immenses, où les éléments picturaux sont disposés de manière égale sur toute la surface disponible, mettant la matière en valeur et donc la couleur utilisée comme matière.

   Emergeant comme un pic dans ce paysage expressionniste abstrait, un artiste se distingue : Jackson Pollock, qui, par son geste rapide, presque violent, inspira le nom donné à sa peinture, l'Action Painting. Ce qui naissait sur la toile n'était plus une image mais un événement. 

Les peintres qui pratiquaient cette technique s’attachaient à la texture et à la consistance de la peinture, ainsi qu’aux gestes effectués, considérant la toile « comme une arène dans laquelle agir, plutôt que comme un espace où reproduire, redessiner, analyser ou exprimer un objet, réel ou imaginaire », selon le critique américain Harold Rosenberg.

   Qu’elle soit américaine ou européenne, l'abstraction lyrique, expression parfois controversée, est apparue en France vers 1947 ; elle désigne toutes les formes d'abstraction qui ne relèvent pas de l'abstraction géométrique et qui ont en commun une référence plus ou moins avérée à la peinture de Kandinsky.

Peut-être un peu vite rattachée à la peinture informelle, cette notion d'abstraction lyrique semble s'être diluée en même temps que la mode passait au Nouveau Réalisme.

  Avant de réapparaître avec une nouvelle vigueur au cours des dix dernières années.

 

  Convergence Jackson Pollock 1952

 

Convergence, 1952, by Jackson Pollock


 

Vers un renouveau de l’abstraction lyrique ?

  

  À  l’époque où j’ai ouvert la galerie, en 1981, la production artistique du moment était « coincée » entre les mouvements de l’art moderne issus des tendances des années 50 et 60, le Pop Art, le Minimalisme, le Nouveau Réalisme, et d’un autre côté, la nouvelle tendance de la Figuration Libre, qui commençait à s’imposer avec Combas, Di Rosa, Garouste en chefs de file, et bientôt l’avant-garde, avec Jean-Michel Basquiat.

   Les peintres du Nouveau Réalisme  avaient pris position pour un retour à la réalité, en opposition avec le lyrisme de la peinture abstraite de leur époque ; ils utilisaient des objets prélevés dans la réalité de leur temps, comme les ready-made de Marcel Duchamp, les accumulations d’Arman, ou les affiches lacérées de Jacques Villeglé ; Arthur Aeschbacher, issu de ce courant des affichistes, avait fait le lien, au niveau de la galerie des Guillemites, entre les ‘anciens’ et les ‘modernes’ ; Pierre Restany et Gérard Fromanger étaient venus voir son exposition.

  Il y avait alors, dans les années 80, une grande profusion d’œuvres et d’artistes, l’élection de François Mitterrand ayant ‘boosté’ la création chez les jeunes artistes.

  Les formes d’expression visibles dans les galeries germanopratines ou Rive droite, Rue de Seine, ou à Beaubourg, montraient toutes les tendances : figuratives, de l’hyperréalisme au surréalisme, en passant par toutes les excroissances de l’Art Conceptuel, du Pop Art, ou du Nouveau Réalisme.

Mais l’art abstrait était aussi très largement représenté, avec ses variations et ses divergences, ses ramifications et ses tendances, qui ont évolué jusqu’à la fin du XXe siècle, et se sont propagées au XXIe.

   Cent ans après, que reste-t-il de tous ces courants de l’abstraction, de toutes ces recherches et découvertes, de toute cette effervescence picturale ?

Il n’y a plus de peintres ‘cubistes’, ni ‘futuristes’ au sens où on l’entendait à Paris dans les années cinquante. Mais il y a des artistes issus de tous ces courants, sous leurs appellations néo : néo-cubisme, néo-expressionnisme.

  Les expressions ‘réaliste’ ou ‘figurative’ pour qualifier la peinture, se perpétuent, sous des milliers de formes et d’aspects, au gré des inspirations des innombrables artistes qui s’essayent à l’aventure, aussi bien avec des tendances néo-impressionnistes que post-surréalistes.

  Mais il reste bel et bien une nouvelle génération de peintres abstraits lyriques très largement représentée; âgés en moyenne de 40 à 65 ans, ils sont toutes et tous les héritiers des grands courants de la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont tous retenu les leçons des grands maîtres : le discours de la couleur, la gestuelle associée au support, l’absence de sens immédiat, la nécessité (le besoin) d’un discours associé ; la profusion des symboles, la fusion de la texture et de la structure, l’expression directe de l'émotion individuelle.

  Tous tiennent comptent des apports du passé : le rapport au langage, la sémantique de la couleur, comme dans les haikus de Garros, l’importance du geste, la symbolique forte de la gestuelle dans la création, indissociable de l’effet plastique, comme le souffle l’est de la note, générant des tensions qui confinent à la lutte, autant intellectuelle que corporelle. Lorsque Garros réalise en direct une œuvre issue de ses émotions du moment, il les fait porter par la lecture d’un de ses textes, il met en scène l’accouchement d’un processus artistique qui donne au monde à la fois image et verbe, voués ensemble à la connaissance immédiate du spectateur, la symbolique de l’une renforçant la sémantique de l’autre. Et tous ont en commun de réaliser des œuvres toujours élégantes, raffinées, esthétiques, sans être décoratives, grâce à l’enchantement des couleurs et des formes.

  Mais alors, qu’est-ce qui distingue ces artistes vivants qui portent encore si haut et si loin l’abstraction lyrique de leurs illustres prédécesseurs ?

   Je crois, d’après ce que j’ai pu constater, que leur nouvelle notoriété vient d’abord d’une forte représentativité dans le monde entier : en France bien sûr, mais aussi au Brésil, au Canada, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie, en Albanie, partout il y a des artistes talentueux qui font rayonner l’art abstrait lyrique. L’élan semble international, mondialiste.

  Ce qui est remarquable dans ce grand nombre, c’est la forte proportion de femmes, signe de la vitalité de ce renouveau. En effet, depuis longtemps, la peinture était en général un domaine réservé aux hommes, et les Marie Laurencin, Suzanne Vallotton, Frida Kahlo, Camille Claudel ou Meret Oppenheim restent minoritaires au milieu des innombrables peintres hommes connus de l’humanité. Les artistes peintres femmes sont aujourd’hui probablement en nombre égal avec les hommes, une parité naturelle, dans un domaine de création où les femmes font jeu égal avec les hommes, voire leur en imposent parfois. Cette représentativité bien visible de la créativité féminine dans la peinture abstraite lyrique actuelle est l’indication d’un phénomène de maturité sociale et culturelle, mais aussi et surtout le signe de la place simplement normale que les femmes ont enfin dans la création en général, en peinture en particulier, et celles qui se sont lancées dans l’art abstrait lyrique le font avec un talent que les hommes peuvent souvent leur envier. C’est comme ça, et c’est juste. On peut d’ailleurs, à ce titre, imaginer que les artistes de Lascaux aient été des femmes, au moins pour certaines d’entre eux (ou certains d’entre elles, c’est selon).

   Cette importante visibilité de l’art abstrait lyrique aujourd’hui est due en grande partie à l’apport considérable du web, qui a contribué très largement à répandre les images des peintres de ce courant. On peut dire qu’ils constituent la génération ‘Abstraction 2.0’ de l’art contemporain, qui utilise le Net comme support essentiel de la diffusion de leurs œuvres, en soutien principal aux expositions en galerie ou dans des espaces publics.

  Cette dynamique marque un point de rupture avec les anciens modes de communication et de vente. Le Net, le Web, sont devenus des vecteurs essentiels de la diffusion des œuvres de l’art abstrait lyrique : pour preuve la création du groupe des artistes d’Actual Lyric Abstract International par François Garros sur Facebook.

Mais au demeurant, à l’échelle du territoire national, en sortant des grands centres urbains, à la campagne, il y a aussi de très bons artistes représentant cette tendance. En allant régulièrement depuis quelques années au Carla-Bayle, en Ariège, très beau village habité par de nombreux artistes, j’ai eu l’occasion de découvrir le travail de Christoph Kovel et d’avoir un coup de cœur. Un travail sur métal dans un esprit très original et des réalisations superbes.

  Mais ce qui m’avait attiré là-bas, la première fois, est un couple d’amis dont la femme est artiste peintre et réalise de somptueuses images, sur lesquelles j’ai déjà eu l’occasion de faire un ‘comment’art’. Clo Hamelin a un trait sûr et guidé de main de maître, et un sens de la couleur qui font de son travail un ensemble d’œuvres de très haute facture.

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‘Building toast’, Clo Hamelin

  À La Rochelle, François Garros développe des actions qui commencent à prendre de l’ampleur. Il entraîne à sa suite une petite troupe d’artistes, reliés pour la plupart au groupe Facebook, indépendants par ailleurs. C’est ainsi que j’ai découvert le travail de Véronique Brosset, qui fait une peinture très élaborée et raffinée, avec des tons de rouge intenses, Des résurgences du réel font de ses œuvres ce que j’apprécie le plus dans ce genre de peinture : des tableaux très beaux, très élégants, très inspirés, d’une grande richesse artistique.

 

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Démesure – 2015 Huile sur toile - 50 x 50 cm --- Véronique Brosset

  La rencontre avec Corinne Rouveyre est une autre belle découverte : sa peinture a quelque chose de cosmique, en lien avec l’univers en expansion, fouillis d’étoiles innombrables et de galaxies spirales en mouvement. Des explosions, des matières que l’on dirait biologiques, donnant l’impression de bulles cloquant du support, virant à l’émail de joaillerie ; les tons sont de bleus, de verts et de rouges mélangés, melting-pot d’émotions pigmentées, marbrures d’univers ramenées parfois au format jésus. D’autres réalisations mènent au cœur du minéral, mis en relief par des boursouflures chimiques, poussant vers le regard des vitrifications quasi nucléaires, montrant ce qu’au fond sont les vraies choses.

 

  Cela m’amène à une autre observation relative à ce nouvel essor de l’art abstrait lyrique. Les technologies d’imagerie modernes, leur développement fulgurant au cours des vingt dernières années, ont permis de ‘visualiser’ le non visualisable, ont donné de l’invisible une image possible et reconnaissable immédiatement par le plus grand nombre.

  De l’IRM au télescope Hubble, en passant par les batiscaphes les plus récents, ou les microscopes les plus puissants, la haute technologie moderne permet aujourd’hui de ‘voir’ les éléments, l’eau, la terre, le feu, l’air, le cosmos, nos constituants essentiels, au cœur de leur réalité secrète (sans toutefois pouvoir toujours l’expliquer), ce qui a permis de générer, d’élaborer et d’entretenir tout un glossaire de représentations mentales de l’univers, du plus petit de ses composants à l’infini de son immensité. Cette imagerie scientifique est passée au peuple, la vitesse de propagation de l’information aidant, et chacun dans son imaginaire s’est constitué son petit monde de représentations, qui lui permet d’avoir une idée précise, désormais, aussi bien sur les fins fonds de l’univers, les jets de matière du soleil, l’explosion des super nova, l’enroulement des galaxies, que le fonds des océans, la structure atomique du mercure ou la constitution tissulaire du cœur humain. Toutes ces images circulent abondamment sur tous les media, accélérées par la puissance de diffusion du Net.

  Mais cela en retour a changé la manière de voir la peinture abstraite lyrique.

  Il est presque toujours possible d’interpréter, sur le champ, ce que les créateurs ont intentionnellement ou inconsciemment mis dans les images produites dans le style de la peinture abstraite lyrique. On peut y déceler ici un paysage marin, avec une ligne d’horizon qui fuit sur des flots agités, là les feux d’une explosion cosmique, ou un ciel enflammé dont les cheveux de feu rougissent aux volutes des nuages ; ou encore découvrir des apparitions de formes féminines entre les fissures pariétales de parois telluriques (Femmes en paroi, François Garros, 2011).

  L’imagerie moderne offre désormais une autre surface de projection pour l’interprétation des peintures de ce type. Un nouveau référentiel mental est disponible et la peinture abstraite lyrique d’aujourd’hui traduit de façon poétique et picturale les ‘visibilités réalistes’ de l’imagerie scientifique, rapproche les visions de l’inconscient de celles de la matière, et tout un chacun peut se projeter dans une œuvre picturale de cette nature, ce que le figuratif ne permet pas, trop focalisé sur le sens, malgré tout.

  La puissance de l’imagerie scientifique moderne a ouvert le regard des individus à l’échelle de la planète entière et a permis d’explorer de nouveaux domaines de l’imagerie mentale. L’art abstrait lyrique de ce début de XXIe siècle est la traduction et le vecteur poétique de cette nouvelle alliance, du regard du plus grand nombre avec les recherches actuelles des artistes peintres de cette tendance. 

  L’attrait croissant pour ce genre de peinture, le succès dont il fait preuve, semble lié au développement des moyens modernes d’observation du réel et à leur diffusion de masse sur le web.

  L’art abstrait lyrique atteignant ces espaces d’expression, parvient au sommet de son existence.

   Un dernier point de mon observation, et peut-être le plus important, a trait à ce que j’évoquerai sous l’idée de ‘résurgence du réel’. De plus en plus souvent, je découvre, non sans plaisir, des éléments d’expression figurative dans les œuvres abstraites lyriques actuelles. Je m’amuse même souvent à essayer de les dénicher dans l’œuvre, qu’ils y soient cachés consciemment par l’artiste ou qu’ils s’y soient glissés par pur hasard.

  Je disais plus haut que la représentation figurative contient souvent une abstraction partielle. Désormais il convient aussi de dire que le réel ressurgit souvent dans les œuvres abstraites, et par là s’immisce un peu sur les platebandes du post-surréalisme, mais cela ressemble aussi au travail que fait D. depuis des années.

  Quand Véronique Brosset laisse deviner des profils d’éléphants dans le fond de la toile (ci-dessus), ou y étend ce qui ressemble à un champ de coquelicots, la confusion est saisissante du réel qui s’insurge dans l’abstrait ; ou quand François Garros fait passer la féminité au travers de la paroi minérale qu’est devenue sa toile, ‘abstraite’ (pour extraite) des bords lotois de son enfance, il y a comme renoué le nécessaire lien avec le réel, un réel déformé, remanié, augmenté, ‘défiguré’, mais bien présent, incontournable, ‘visible’.

  Alors qu’à ses origines l’art abstrait ne représente pas des sujets ou des objets du monde naturel, réel ou imaginaire, mais seulement des formes et des couleurs pour elles-mêmes, maintenant on assiste, en même temps que d’éléments du réel, à un retour du signifiant dans l’abstrait. On y retrouve du sens sans rien enlever aux sensations ni au geste.

  D’autres exemples illustrent cette ‘dérive’ du figuratif dans l’abstrait lyrique, les tableaux sur métal de Christoph Kovel, les œuvres acryliques de Petra C. Klos, ou encore les peintures d’Isabelle Sarian, découvertes au salon Arts Atlantic, et pour lesquelles on peut se demander, pour certains tableaux, qui de l’artiste ou le la nature a choisi d’être abstrait, ou lyrique.

   Voilà pour le fond. Quant à la forme, il n’est plus question aujourd’hui de dénier à la peinture abstraite lyrique son statut de peinture à part entière. Le vieux clivage abstrait/figuratif est aujourd’hui dépassé, l’art pictural est Un en ses multiples expressions.

Dans tous les cas, pour parler de peinture, il faut, en quantités variables selon l’artiste, de la structure, de la forme, et de la couleur, accessoirement un sujet. A ce compte-là, le trait n’est pas garant de la forme, et si pendant des siècles la figuration a tenu le haut du pavé, lorsque la peinture avait encore une mission, depuis longtemps le propos du trait par le dessin n’est pas une obligation pour aboutir une œuvre pictural. Le figuratif n’est plus maître, malgré les sursauts du réalisme ou de l’hyperréalisme. Les formes de l’abstrait lyrique ne reposent pas sur le trait mais sur le geste. Pour autant cela ne les exonère pas de la structure ni de la couleur, car l’harmonie de l’œuvre dépend de leur savant mélange. Mais lorsque le trait est assuré, sa maîtrise talentueuse, son apparition dans la forme de l’abstrait lyrique la rehausse d’une valeur supplémentaire, l’amende par son apport signifiant.

  Il n’en demeure pas moins que l’intensité, la variation, la réalisation des couleurs constituent la source principale de la création abstraite lyrique : ainsi dans les peintures de Corinne Rouveyre, la couleur agit comme des atomes poétiques à la surface de la toile, dans une sorte de calligraphie cosmique ; la gestuelle brossée de Garros dans sa série des ‘haikus’ donne à ses couleur la force d’une écriture, en restant dans le formel de l’image sans glisser vers le signifiant du verbe. Ce qui compte c’est l’intention poétique.

   L’art abstrait lyrique aujourd’hui, en 2016, c’est : une forte représentativité dans le monde entier, dont une grande proportion de femmes, une importante visibilité due en grande partie à l’apport considérable du web dans les moyens de communication, dans un contexte suralimenté par les technologies d’imagerie modernes, qui ont permis de ‘visualiser’ le non visualisable, le tout associé à une ‘résurgence du réel’, c’est-à-dire une forme de retour du signifiant direct dans l’œuvre abstraite, même peu, même discret, même par hasard, mais là.

Ce sont les arguments de mon idée pour soutenir qu’il y a une sorte de renouveau de l’art abstrait lyrique, et pour évoquer les pensées et les émotions qu’il m’inspire, la richesse des relations qu’il m’a permis, le plaisir à voir qu’il m’a procuré. L’essentiel n’est-il pas cette invitation à découvrir des images d’art authentiques plutôt que se laisser inonder le mental par celles des media dominateurs surpuissants de la communication, à regarder les œuvres picturales avec l’idée que l’on peut aiguiser son regard comme on développe sa mémoire, et ce faisant, avec une certaine jouissance, à penser la peinture, en ce qu’elle est la trace la plus ancienne de notre humanité spirituelle et créatrice, et la ligne qui nous relie à notre présent, envahi de couleurs ?

  

FGarros AA 2015 

 

François Garros, 2015


L’art abstrait lyrique aujourd’hui

 

À l’initiative de François Garros, un projet s’est concrétisé pour promouvoir l’art abstrait lyrique : le Collectif 1 a été créé en janvier 2015. Il regroupe des artistes plasticiens, des écrivains, des musiciens, de tous pays, qui s’intéressent à de nouvelles formes et matières dans l’abstraction lyrique.

Le Collectif 1 a pour objectif de rassembler des artistes et de promouvoir leurs œuvres au niveau national et international. Il est actuellement dirigé par un comité directeur constitué par un groupe d’artistes qui vivent et travaillent dans différentes villes de France, à La Rochelle, Cholet, Nantes, à Paris et en région parisienne. 

   Le Collectif 1 s’est déjà illustré dans plusieurs manifestations à La Rochelle, à Blois, à Cholet, et, entre décembre 2015 et janvier 2016, il a organisé un premier échange d’œuvres au niveau international avec une exposition au Brésil, à Belo Horizonte, rendue possible grâce à la collaboration avec l’artiste Claudia Coutinho Bernardes.

  En retour le Collectif 1 organisera une exposition où seront présentées les peintures de Claudia Coutinho Bernardes (Brésil, Nova Lima) et Michael King (Etats Unis, Louisville) : le signe d’un nouveau départ pour l’art abstrait contemporain, le début d’une nouvelle aventure, un beau programme de créativité internationale en perspective.

  Pour ne pas les oublier, en dehors des artistes déjà cités dans le texte ci-avant, et pour leur rendre honneur également, il faut nommer, aux meilleures places dans le concert ‘internetational’ : Admir Pervathi (Albanie), Céline Weber, Gilbert Quioc, Jutta Muller, ceux-là faisant déjà partie du Collectif 1, et d’autres, diversement affiliés, comme Ghislaine Lejard (France),  Anna Maria Papadimitriou (Grèce), Amora Mendez (Venezuela), Luciana Covi (Italie), Miquel Àngel Orta (Espagne), Ross Van Hunt (Etats-Unis), sans pouvoir les mentionner tous, tant leur nombre augmente sans cesse et leurs talents sont grands.

 


 Admir Pervhati peinture3

 

‘Acrylic on canvas’, (120 x110), Admir Pervathi

 

 

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