La peinture-poème-geste de François Garros
Hommage à Klee
La peinture de Garros, c’est un geste qui crie, une sorte de kiaï pictural. Dans les peintures de Garros, il y a toujours des mots qui jaillissent, un rapport à l’écrit qui les influence. C’est la preuve irréfutable du lien consubstantiel qui existe entre la peinture et le verbe poétique, dans la genèse de leur histoire gémellaire.
Acrylique noir-bleu, ou ocre, orange de Calvignac, sont comme des voyelles rimbaldiennes revisitées par François Garros ; par la magie du geste, il associe les mots à la matière picturale.
La peinture de Garros, sur toile, papier, bois, c’est toujours un geste qui écrit, un verbe poétique renversé dans le brou, le calfat ou l’encre de Chine ; cela créé des tensions et de la densité. Les deux cohabitent ; des tensions s’exercent sur le cadre, d’autres à l’intérieur, finement exécutées en filaments résiduels du geste générateur qui les impulsa, les retint, puis les libéra.
Que ce soit dans son contexte privé ou lors de créations en direct, le travail de Garros est toujours précédé, accompagné et délivré par le geste ; c’est lui qui organise les tensions dans ses œuvres.
La densité viendrait plutôt de la réflexion préalable à l’application de la matière, le premier à-plat surtout, qui va donner le rythme, l’ambiance de toute l’œuvre à venir. En réalité, c’est une fulgurance qui déferle en guise de réflexion ; le magma des émotions et des pensées bouillonnait déjà aux lisières méningées du cerveau de l’artiste. Avec un titre comme « grande lutte » , ou « rivalité bleue » on sent la bagarre qui préfigura mentalement les coups de pinceaux nerveux de blancs et de bruns-rouges rayés de striures noires, qui éclatent de toutes parts dans le premier tableau ; les bleus électriques et les noirs suie dans le second.
Parfois la matière reste compacte, refuse de s’imprégner toute dans la toile, sillonne l’image finale de ses épaisseurs vivantes, comme dans « Petite Tunisie ».
Garros définit lui-même son travail comme appartenant au courant de l’abstraction lyrique.
La tendance à cette forme de peinture a été abordée au tout début par Kandinsky, Hartung et Miro. Leurs recherches visaient à l'expression directe de l'émotion individuelle ; elles vont évoluer vers le langage abstrait, suivant une écriture gestuelle ; puis elles déboucheront sur de nouveaux procédés de liberté plastique, allant de la projection linéaire des couleurs sur la toile jusqu'à leur brossage plus ou moins ample.
Garros s’inscrit donc dans cette lignée, qui compte Mathieu, Riopelle, Masson, de Staël, Soulages, Zao Wou-Ki, Hantaï, parmi quelques-uns de ses membres les plus illustres ; sans oublier les américains, Pollock en premier, précurseur de ‘l’action painting’ dont Garros a superbement hérité ;mais aussi Rothko, Gottlieb, Motherwell, ou Rauschenberg. Prestigieuse appartenance, noble parentèle !
Quand il parle d’une nouvelle direction à son travail, une série qui débute, Garros évoque un « nouveau geste », une nouvelle gestuelle, avant de parler de couleur, de matière ou de forme.
Mais c’est l’écriture poétique qui tient le bord du cadre, qui mène la barque, et qui plonge au cœur de la lumière jaillie de la toile, en ressurgit en couleurs mélangées, bleus, bruns, ocres, rouges, noirs, variée à l’infini, déclinée en autant de verbes gestuels que de nuances à la fantaisie du peintre, de replis à son imagination, de fonds insondables à sa créativité.
Souvent des mots surgissent de l’image, la peinture semblant littéralement soulevée par l’écriture - morceaux de journaux collés, lettres d’imprimerie, parfois à l’envers, comme une écriture en miroir.
La calligraphie de notre alphabet ne lui suffit pas, Garros produit ses propres glyphes, des idéogrammes esthétiquement proches de ceux de l’Asie (une série s’appelle Japon) .
A Arts Atlantic, à La Rochelle en novembre 2013, il a présenté son « Grand Haïku bleu noir vert : ; le haïku (??), est une forme poétique très codifiée d'origine japonaise ; il s'agit d'un petit poème extrêmement bref visant à dire l'évanescence des choses.
Pour faire bonne mesure, ultime tonalité de l’œuvre, Garros emprunte à la musique ses notations pour titrer le tableau : ainsi naissent des appogiatures sur papier : comme des notes étrangères à l’harmonie générale de la toile, qui viennent orner mélodiquement l’accord sur lequel elles se produisent.
Lorsque ce ne sont pas les lettres ou les glyphes qui apparaissent dans le tableau, ce sont des signes ou des figures, comme semblant sortir d’une paroi minérale, émergeant de la toile ; des illustrations rupestres de la pensée-Garros : ainsi « Femmes en paroi » , ses visages délicats, ses culs de femmes damassiennes, courbes et galbes, seins offerts émergeant d’une matière indéfinissable entre roche et huile ; et là un « Bateau brun » , surgit d’un océan de pierre, toutes voiles dehors, son mât de beaupré semblant vouloir sortir du cadre, un homme assis à la poupe. Garros fait vivre la matière et la toile comme nos ancêtres magdaléniens animaient leurs pétroglyphes.
Ce détournement pariétal de la toile donne à Garros un ancrage tellurique à ses réalisations, qui sont dès lors comme traversées de lignes-ley, énergies magiques du geste au-travers du minéral qui révèle sa quintessence, son essence quinte, dont émanent ces signes en paroi : « Mural rouge », qui explose de couleurs, ou « Bleu en paroi », qui montre un couple improbable derrière les lignes. L’exposition de ses œuvres à l’Abbaye de Fontdouce en septembre 2012 fut la célébration du mariage de la roche et de la toile, du minéral et de l’acrylique, de la pierre et de l’encre, dont l’élégance des parures se trouvait magnifiée par l’architecture du cloître gothique qui les accueillait.
Arabesques de brou, volutes d’acrylique, entrelacs d’encre de chine, hachures électriques, labyrinthes, à-plats brouillés comme dans « Construction rouge et jaune » , toutes les formes, tous les moyens de marquer la toile, d’oblitérer le dessin, sont bons à Garros pour apposer sa griffe. Autant de belles « Echappées bleues ».
Parfois austère comme un moine cistercien, telle « Opus 60 », , où le noir est sérieux, tendu, crispé sur la toile, le reste du temps, la peinture de Garros est colorée, esthétiquement joyeuse, légère et frivole comme une soirée de bacchanales. Tout dépend du geste du moment, ou de la lecture-écriture en cours.
Parfois le ton est grave, l’émotion puise dans le passé les sources de son expression, dans des écrits de mémoire qui hantent encore l’humanité.
De la « vie bouleversée » d’Etty Hillesum, François Garros a ressenti le souffle qui s’en exhale, ce qui l’a entraîné dans une nouvelle recherche, et une nouvelle matière, dont le premier opus s’intitule simplement «
pourquoi ai-je l'impression que quelque chose d'essentiel se joue entre l'œuvre écrite et celle qui est peinte ? » Eh bien François, c’est justement à cause de ce souffle (de ce verbe primordial qui fait vibrer ton travail comme l’Om indien ), de cette esthétique de l’horreur qui fait résonner la pensée effrayée, vibrer la sensibilité de l’artiste, pour nous inviter à « résister, résister de toutes nos forces, devant tous les miradors. » «