L’œuvre graphique de Clo Hamelin
Quel âge a Clo Hamelin, j’en ai une idée approximative ; où est-elle née, je ne sais pas non plus ; je sais qu’elle vit désormais en Ariège, avec son mari, à Bourgailh.
Je la connais ainsi depuis quelques années seulement, mais ce que je sais d’elle précisément compte peu, ce qu’elle est importe plus, du moins ce qu’elle montre d’elle et surtout ce qu’elle réalise artistiquement.
Elle est femme d’âge mûr, mais curieusement affiche une belle jeunesse, un sourire d’adolescente et une humeur joyeuse propre à l’enfance ; en réalité, la Maya de l’illusion cache derrière cette apparence une profondeur d’être-femme et une gravité d’être-humain qui semblent fonder sa nature intime.
Sa recherche artistique en témoigne de façon originale et authentique ; car Clo Hamelin cumule les talents : elle possède ce que l’on appelle familièrement un fameux coup de crayon ; elle dessine en effet depuis l’enfance, son grand-père comme professeur ; son trait est à la fois maîtrisé, intuitif, souple, délié, net et sec, ou volontairement voilé. Mais elle est aussi une coloriste très douée, dont les teintes harmonieuses habillent somptueusement ses œuvres d‘une palette originale, faite d’ocre, de bruns roux, de safran, et aussi de couleurs pastel, dans les verts, les rouges, les jaunes, mariées et unies sans divorce possible.
Clo travaille également sur différents supports, avec la même aisance, aussi bien sur papier Vélin, sur toile, que sur bois, et elle varie les matières pigmentaires selon ses envies, ses recherches : elle excelle à l’aquarelle, manie la mine de plomb d’une main experte, travaille avec la gouache aussi bien ; sur le bois elle utilise comme enduit la colle de peau, la caséine, des feuilles d’or et des poudres de minerai qui donnent un aspect ‘végétalique’ : toujours il en ressort une œuvre élégante, esthétique, lumineuse et profonde.
Pour être tout à fait complet, il faut ajouter que Clo Hamelin est aussi photographe, et possède un œil remarquable, un talentueux sens de la lumière mêlant subtilement sur fond blanc les noirs et les gris qui siéent si bien à l’image photographique, avec un art assuré de la composition allié à une infaillible intuition de l’instant.
Clo Hamelin est une artiste complète, perfectionniste, appliquée, exigeante et douée, très douée.
Dans sa série des « Feuilles », elle utilise une technique mixte, pastel sur papier et tirage numérique High Tech sur Vélin.
Une végétation surréaliste s’y montre luxuriante, veinée, gonflée, mystérieuse, parfois inquiétante, faite de replis insondables ; on y explore un monde étrange, où apparaissent ici et là, accrochés dans des frondaisons irréelles et magiques, une chenille verte, une fourmi rouge ou un singe noir : Clo Hamelin aime la nature et trouve toujours place, parmi le végétal, pour y loger l’animal.
Longues feuilles brunes ou vert pâle, nervurées d’opale claire, bulbes mauves et rhizomes fuchsia, cotylédons vénéneux, comme dans « Carnivores » ;
ramures entrelacées, fèves dissimulées, pois prêts à sauter, écorces gluantes, troncs noueux boursouflés de protubérances, tout cela foisonne dans les dessins de Clo, comme autant d’aspects, révélés en creux, de nos muscles, de nos neurones, de nos cœurs, de nos reins, de nos os, cachés là dans l’infranchissable forêt des visions secrètes de dame Hamelin.
Le « Haricot Géant » semble avoir un cœur sur le point de se mettre à battre, pour alimenter une grosse artère, verte comme l’aorte d’un poumon végétal, palpitante au bord de ce viscère cucurbitacée.
De l’intérieur de l’image, un œil vous regarde certainement, quelque chose d’insondable vous guette ; et toujours cette vague impression, partout, d’organes sexuels en mouvante copulation, écartés, ouverts, gonflés, vulvaires, pistiliens, glanduleux, couillus, pénisulaires, végétalisant leur gourme dans un univers merveilleux de feuilles-organes et de branches-veines, tentant une alliance d’arche en donnant à l’Origine du Monde la sève des Fleurs du Mal, pour de merveilleux épanouissements en corolle à venir.
Il pourrait en naître de l’inquiétude, si ce n’était si beau, à la fois vision de la vie et futur croupissement, monde intérieur de l’artiste témoignant d’une vue personnelle très originale et espace de découverte où l’imagination du regardeur peut librement vagabonder.
Dans ses œuvres réunies par elle sous l’intitulé « Monde abstrait », on découvre une autre facette de cette artiste surprenante : support papier encore, et concernant la technique (pour ceux que cela intéresse, jamais négligeable), pastel, aquarelle et gouache, chaque image pouvant être rehaussée par des impressions haute performance sur papier spécial ; des images sans point commun apparent, mais unies par la recherche abstraite que Clo Hamelin a explorée pendant une période de sa vie.
La « Naissance d’une femme » pourrait faire penser à une figure picassienne, qui aurait été influencée par Matisse, revisitée par Klee, et où Léger se serait invité en cours de route : au final une œuvre typiquement Clo, originale, esthétiquement très belle et symboliquement le reflet d’une réflexion profonde sur la vie, l’expression d’une émotion subtile, et la preuve maîtrisée que l’on peut avoir du talent, être exigeant et rigoureux, et capable d’aboutir un travail créatif de tout premier plan.
Il y a quelque chose des « Forêts calcinées », de Max Ernst, dans « Building Toast », mais juste pour le plaisir de faire un lien avec un illustre prédécesseur ; car pour l’essentiel, cette image ne se rapporte à rien : réaliste-abstraite, proche de la planche BD de fiction, sorte de plan sorti d’un Cinquième Elément pictural, paysage déserté et fantomatique où l’on se demande quelle vie végétale pourra bien venir coloniser ce monde inquiétant d’après la Bombe.
Il y a de l’angoisse et pourtant comme une délectation macabre dans le délabrement de ce bâtiment, rongé par on ne sait quel acide délétère, trois quart effondré, lugubre et apocalyptique.
« L’Homme qui rit jaune », c’est une autre histoire : un de ses yeux est sanguinolent, sa mâchoire est serrée sur des dents rectifiées, mais surtout, il a un trou au milieu du front, une balle, sans aucun doute ; de quoi rire jaune en effet. Serait-ce un père à qui l’on aurait réglé son compte ? Il faudrait poser la question à Clo, elle a surement une réponse à cela.
Le « monde abstrait » de Clo Hamelin est une surface de projection de ses propres visions, exorcismes ou hallucinations, et pour celui qui les observe, un écran de réflexion, d’interprétation, de suppositions et d’interrogations ; c’est ainsi que Clo a voulu représenter son imaginaire artistique « abstrait », qu’elle nous livre sans concept, sans clé, brut, libre de toute pensée attachée (jointe) pour se l’approprier chacun à sa manière.
Les photos sont un autre aspect de l’exploration artistique et Clo Hamelin. Une atmosphère de vent et de ciel menaçant se dégage en général de ses clichés, mais je ne les connais pas tous, loin s’en faut, et elle a d’autres thèmes en réserve ; les plages attirent cependant son regard, qui pique sur les cabanes, saisit leur silhouette captée au travers d’une vitre de voiture perlée de pluie ; ici, ce sont de petits nuages blancs accumoncelés au-dessus d’une dune fuyante ; ailleurs, c’est le sable qui se fait aider d’un reitre fragile pour tenter de résister aux agression incessantes du vent ; ou encore c’est un front de mer improbable, quelques tables bistrot au bord même de l’océan, les pieds dans l’eau, le tout dans la grande tradition du Noir & Blanc, jeux de lumière, volumes étudiés, tons sépia : tout y est, c’est excellent.
Ses créations plus récentes, « Au creux des plis », montrent un autre chemin de recherche, en creux, dans les renfoncements de son monde intérieur : des mains émergent de la paroi dont elles écartent les pans, passent le mur au-travers d’une sorte de béance vulvaire, comme un auto-accouchement ; l’œil nommé plus haut apparaît alors en arrière-plan, sorti du fond des frondaisons minérales où il siégeait en maître, Œil de sagesse, Œil de connaissance, Seul Œil lumineux en-dedans, extrait de son orbite ténébreuse pour voir le voyant, l’incrédule, l’humain qui se voit épié à son insu et découvre par hasard un fragment de son âme égarée.
Dans une autre image, des plis en paroi naît un pouce pariétal, qui semble désigner notre monde, nous, quelque chose hors l’image, comme le ‘toucher de Dieu’ dans la célèbre fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine, mais dirigé vers le bas, plutôt comme celui d’un César surgi des Ténèbres pour condamner les dérives humaines.
Impossible enfin de ne pas parler des meubles et bois peints et décorés, réalisés par Clo ; la peinture et la décoration sur bois ont une place un peu à part dans le monde de la création picturale, mais ils sont pourtant de même nature, et chez Clo Hamelin, ils constituent simplement une autre voie d’exploration plastique, sur un autre support - les surfaces d’un meuble ou un simple panneau de bois -, tout autant dignes d’intérêt que la toile ou le Velin supérieur, et des matières de recouvrement différentes ; une autre veine d’inspiration, et le moyen de faire encore la preuve de tout son talent aux étendues décidément insoupçonnées.
Un panneau nommé « Impression », représente un damier de feuilles semblant de métal repoussé. En fait, sur de la colle de peau travaillée au couteau, Clo a appliqué de la feuille d’or, de la poudre de cuivre, ainsi qu’une peinture à la caséine vert bronze, le tout patiné à la cire d’abeille, dans les tons dorés et vert tendre ; on découvre alors des veinurages, et des lignures de feuillages imprimés, gravées, juxtaposées en une petite merveille d’ouvrage de dentelle métallique sur fond bois, comme des empreintes archéologiques regroupées par un maître verrier.
Un peu à part du reste de l’œuvre, un grand tableau, déjà ancien, continue toujours d’attirer mon regard, et mon attention : appelé « Imazighen (Hommes libres)», il représente une scène de chasse préhistorique, tirée d’une fresque pariétale originale, dans les tons bruns, affichant épaisseur et fluidité, reproduite avec des techniques et des matières qui fleurent le secret, mais qui respirent l’originalité, à des millénaires de distance, inspirant la même force et le même respect que ce que l’on peut voir à Lascaux ; quand l’art se tient de cette manière, lorsque c’est beau et universel à ce niveau, il n’y a plus rien à en dire, juste à regarder en silence.
Clo Hamelin est un être-femme qui nourrit son œuvre en engendrant de l’art : par le ventre et le cœur, par l’enfance restée en elle, en finesse, en subtilité, et en violence aussi, en inquiétude viscérale, en désespoir muet, en cri rentré ; tout est féminin dans son travail, et cependant immédiatement partageable par tous les genres. Elle invente pour cela un langage qui permet de voir ce qu’elle a vu dans ses moments-d’être, qui font de sa peinture des captures ontologiques diffusées dans l’autre qui les reçoit.
Clo aime à rappeler qu’elle est femme, qu’elle en a subi les affres, malgré les plaisirs, qu’elle en garde les traces, dans son corps et dans sa mémoire, et pourtant c’est ce qui fait aussi sa force, sa richesse, sa créativité, l’unité de ses différentes recherches et démarches, le fil rouge de sa pensée.
On aime la voir se promener dans son jardin, à la recherche de quelque pourpier pour agrémenter une future salade, qu’elle excelle aussi à préparer (souvent les artistes sont également bons cuisiniers) ; c’est son côté bio, nature, respectueuse de l’environnement, capable d’en tirer le meilleur, mais surtout des images rares, des trouvailles de génie, des mariages de couleurs auxquels on aime être invité, des moments d’émotion esthétique qui réconcilient avec la vie, en ces temps de manque et de cynisme.
Clo Hamelin vit et travaille au Carla-Bayle, en Ariège ; elle y cultive des fleurs et des légumes, prend le temps d’observer les milans et les chevreuils sur la colline, elle cueille l’origan et la mélisse, entretient le dialogue avec les trolls du jardin, parle aux pierres levées, et, nourrie de tout cela, gorgée de nature, de vent et de soleil, protégée par l’amour de son compagnon, elle va se recueillir dans son atelier, où elle synthétise la chlorophylle de son art, la quintessence des Feuilles, pour le plus grand plaisir de nos yeux.
La Rochelle, septembre 2015,
Vivian Véteau
Post scriptum :
Je sais être capable de retenir d’innombrables informations, impressions, émotions, liaisons, au sujet d’une image ; je la bois du regard, je l’absorbe, l’ingère, la lyse telle une araignée, la macère, la digère, puis en extrait et archive les résidus essentiels dans quelques neurones de ma mémoire. Ce qui fait que lors d’un écrit tel celui-ci, je me fie spontanément à la masse première qui me parvient de mon ‘cloud’ intérieur, et en général suffit à alimenter déjà l’objet principal de mon propos. Mais ensuite, à la relecture, ou ‘après-coup’, en écho, il me revient toujours (inévitablement) une impression, une idée, un lien, que j’avais fait lors d’un des premiers regards portés à l’œuvre, et curieusement absent au moment du ‘grand déballage’ ; mais qui revient toujours, plus tard, à un moment ou à un autre. Et souvent c’est un ajout important, une note significative, qui s’était fait attendre, mais n’avait pas oublié le chemin de la conscience malgré cela, et se trouve toujours bienvenu. Je peux alors faire de nombreux amendements au texte de base, ou choisir de l’augmenter de notes à la fin.
J’en livre un exemple ici : dans l’une des images, de la série « Au Creux des plis », dans celle où l’on voit ce pouce divin-accusateur-persécuteur, on devine aussi, en dessous, un autre doigt, plus fin, plus effilé, dirigé vers le haut, et qui vient effleurer le pouce au-dessus de lui, comme pour l’apaiser, ou l’attendrir, lui dire quelque chose en tout cas, du bout du doigt. C’est un détail, mais ces deux doigts sont indissociables, tant à l’image qu’à l’esprit.