Voyage en Italie

 

 

 

« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais bien plutôt celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible.

Écrits sur l’art – Charles Baudelaire

 

Entête

Une tradition de voyages en Italie

Lorsque mon ami Jacques me proposa de les rejoindre, à Vérone, où ils avaient loué, sa femme et lui, un appartement pour une semaine, en août, je n’hésitais pas à accepter une telle offre. Au-delà de l’imprévu plaisant d’un tel voyage à venir, c’était en outre toucher du doigt un rêve d’adolescence, la promesse d’une initiation à laquelle j’aspirai depuis longtemps.

Jacques m’a en quelque sorte ouvert à la peinture, et je lui dois beaucoup de mes acquisitions picturales, dans le sens de l’histoire de l’art, d’abord, mais aussi et surtout sur le plan de mes choix en tant que collectionneur. Ses connaissances et son expertise seraient un ‘must’ pour ce séjour en Vénétie.

*

Ils sont innombrables les voyageurs à avoir relaté le récit de leur périple et de leurs rencontres en Italie, rencontres toujours exceptionnelles avec les villes, les arts, la nature, et l’histoire.

L’Italie attire, elle évoque le passé, les mythes, les légendes, et à beaucoup d’européens, les origines de leur langue ; les plus grands écrivains, de tout temps, ont sillonné l’Italie, en ont ramené des récits magnifiques, riches d’humanités de toutes sortes.

Jamais voyage en Italie ne s’est fait sans un ‘périple’, un avant et un après, l’Italie étant le point fort, l’apothéose, le summum, le climax de ce type de voyage : Montaigne, Goethe, Stendhal, Freud, Byron, ont fait ce genre de périple, initiatique, créatif, thérapeutique, chacun à sa manière propre, avec des étapes intermédiaires entre le départ et le retour, mais toujours avec ce temps fort en Italie, constellé d’infinis évènements culturels, artistiques, comme un feu d’artifice de rencontres, explosant en bouquets d’art et d’histoire.

Pour Goethe, le voyage était un art ; selon lui le déplacement n’aurait pu aller sans une renaissance et la redécouverte de soi. Après avoir quitté Karlsbad incognito et précipitamment - pour échapper à un univers qui lui était devenu trop pesant -, il se retrouva moitié voyageur, moitié vagabond, errant sur la route vers l’Italie, où il finit par séjourner entre 1786 et 1787.

Son « Voyage en Italie » compte parmi les plus célèbres relations de voyage allemandes. Cependant, à la même époque, un autre récit fit grand bruit et concurrence à celui de Goethe : le « Voyage autour du Monde » d’Aldebert Von Chamisso ; pour l’anecdote il aura fallu attendre cent cinquante ans après sa rédaction pour qu’on s’intéresse enfin à cette œuvre majeure, remarquablement traduite en français par Henri-Alexis Baatsch, que j’ai eu l’honneur de rencontrer personnellement lorsque je m’occupais de ma galerie parisienne.

Certains voyages sont anciens comme ceux de Montaigne, en 1580 et 1581, ou de Goethe, de 1786 à 1787, mais beaucoup de ces voyages ‘italiens’ ont été réalisés durant le XIXe siècle : Stendhal publie ses « Voyages en Italie » en 1826 ; Dumas a écrit ses « Souvenirs de voyage : Une année à Florence », en 1841 ; Mary Shelley, ses « Errances en Allemagne et en Italie », en 1844 ; Alphonse de Lamartine s’est penché « Sur les ruines de Rome » en 1846 ; Charles Dickens a ramené ses « Images d'Italie » en 1846 également ; Théophile Gautier relate son « Voyage en Italie » en 1875 et Émile Zola son « Voyage à Rome » en 1893.

Le XIXe siècle fut donc l’âge d’or des voyages italiens ; à cette époque, l'Italie est le lieu de l'Europe, où, depuis la Renaissance, tout « honnête homme » se doit d’avoir accompli son voyage. Le ‘voyage italien’ était fondateur, formateur, initiatique, un pèlerinage pour qui voulait accomplir ses ‘humanités’.

Qu’ils soient poètes, écrivains, musiciens ou peintres, ils sont innombrables à avoir rédigé des carnets de voyage, ou des partitions de musique (Wagner, Liszt, Beethoven) pendant leur séjour ou en revenant d’Italie.

Freud n’a pas échappé à l’appel de l’Italie ; le pays de la beauté antique et de la culture millénaire se dévoile à lui en même temps qu'il découvre certains des principaux concepts de sa théorie. Il y a des fous d’Égypte ou d'Inde. D’autres ne jurent que par Athènes ou Constantinople. Freud était fou de Rome ! Il se rendra sept fois dans la Ville éternelle entre 1901 et 1923 ; il vécut aussi quelques temps à Venise, Florence et Naples. Le paysage italien va lui offrir les clés de sa théorie et deviendra le lieu privilégié de sa transmission, car si le complexe d’Œdipe était bien grec, la psychanalyse fut un peu italienne.

Plus récemment, à l’époque moderne, Henry James a eu ses « Heures italiennes », en 1909 ; D.H Lawrence ramena ses « Croquis étrusques » en 1932 ; Giono, comme avant lui Goethe et Gautier, y va aussi de son « Voyage en Italie », en 1953 ; Julien Gracq en 1988 est allé « Autours des sept collines. Chaque siècle a fourni son quota d’italianistes, d’amoureux de la Botte, de fans de peinture et d’architecture, et au XXIe je sacrifiais à ma manière à cette tradition humaniste, avec l’état d’esprit, non pas d’un touriste en vacances, mais bien plutôt comme un amateur d’art en quête de découvertes exceptionnelles, de connaissances rares et de régénérescence personnelle.

Chaque fois ces hommes (surtout) et quelques femmes, comme Mary Shelley, ont été animé(e)s par leur rêve et le goût de l’aventure ; ils (elles) avaient l’envie de connaître, le désir de voyager ; chaque fois avec le même émerveillement, la même passion, ils voulaient découvrir, vivre, la douce vie, la dolce vita italienne, unique et magique. L'Italie est un pays où l’on goûte le bonheur de vivre ; elle offre en outre, au voyageur désireux d’apprendre, des lieux qui permettent à l’homme de se révéler à lui-même.

 

Lac de Genève – le jet d’eau

 

GENÈVE

Un avant-goût du voyage

 

Théophile Gautier, mort en 1872, fut un grand voyageur devant l'Éternel, et ses pas le conduisirent un peu partout en Europe. Écrivain-voyageur et critique d’art renommé, il nous a laissé ce que l'on pourrait appeler un véritable « art de voyager », éparpillé au fil de nombreux récits. Il dit que sa méthode pour voyager est la même que celle de Lord Byron : « Je voyage pour voyager, c'est-à-dire pour voir et jouir des aspects nouveaux, pour me déplacer, sortir de moi-même et des autres. Je voyage pour réaliser un rêve tout bêtement, pour changer de peau. »

C’est avec cette sorte d’état d’esprit et d’envie de mue que je pris la route, vers la mi-août, avec ma compagne ; Genève était sur notre trajet pour Vérone, à peu près à mi-chemin ; je n’y étais passé qu’une fois, brièvement, et ma compagne ne connaissait pas du tout ; c’était donc une étape privilégiée.

Nous avons tranquillement traversé la France d’ouest en est, via Guéret, avec une étape à Montluçon ; puis par Mâcon, nous arrivâmes chez nos voisins suisses en fin de journée, le soir de la grande fête annuelle du lac, ce que nous n’avions pas prévu : grosse animation, nombreuse population dehors, rues bloquées, arrivée en retard chez notre hôte AirBnB. Puis pause, et descente au bord du lac, à pied, à la fraîche, en perspective du feu d’artifice, vivement recommandé par notre logeur. Ce fut en effet un beau spectacle pyrotechnique, d’une longueur rare, projetant au ciel des ballets d’étincelles aux effets détonants, laissant imaginer la débauche de francs suisses qui ruisselaient en cascades ignées sur les sombres eaux du lac.

*

Le lendemain, nous étions attablés à la terrasse d’une petite gargote au bord du lac, à déguster une glace en attendant le prochain passeur pour aller sur l’autre rive. Nous avions envie de nous promener sur les berges, et d’aller voir de plus près le célèbre jet d’eau.

En attendant je repensais à mes lectures de jeunesse, aux cours du lycée et à la découverte du poète Byron, ses voyages, ses amis.

C’est sur les bords du lac de Genève que Lord Byron rencontra, en mai 1816, le poète Shelley et celle qui devint son épouse, Mary, autrice de « Errances en Allemagne et en Italie en 1840, 1842 et 1843 » récit de son voyage.

Il a été rapporté que Byron proposa un jour à ses nouveaux amis d’écrire chacun un roman inspirant la terreur. C’est ce qui incita Mary Shelley à commencer l’écriture de son Frankenstein.

Je rêvassais en repensant à cette anecdote, regardant scintiller le lac sous le soleil d’été, l’Ulysse Nardin quittant son wharf, les monts des Alpes en arrière-plan. J’allais marcher sur les traces des grands voyageurs d’occident. Demain nous serions à Vérone, et j’allais accomplir un rêve de jeunesse, un voyage pictural et architectural en Italie, pas comme lors de la traversée afin d’aller en Grèce, comme je l’avais déjà fait plus de trente ans auparavant - avec quand même une très belle étape à Florence -, mais en lien avec ma passion depuis toujours pour l’histoire antique, depuis ma classe de sixième et un certain M. Jolly, professeur d’histoire, qui m’avait un jour hypnotisé avec les antiquités grecques, mésopotamiennes, romaines et égyptiennes ; combien de fois ensuite je m’étais imaginé à Athènes, à Venise ou à Rome, au Palais Farnese ou au Capitole, à me nourrir d’art et d’histoire. Dans l’instant j’étais excité, impatient, ému, à l’idée de ce qui nous attendait, des merveilles insoupçonnées que nous allions découvrir.

 

 

VÉRONE

 

Les Arènes de Vérone – août 2018

 

VÉRONE

 

Les amis nous reçurent dans un bel appartement spacieux et lumineux, au sixième étage d’un immeuble moderne de la Cittadella, le quartier haut de l’antique Vérone ; du balcon nous pouvions apercevoir la ville médiévale et les contreforts de la chaîne des Alpes au loin, au-dessus des toits.

Jacques avait choisi la Vénétie pour découvrir Vérone, son musée de peintures, ses arènes ; puis Padoue, avec sa très réputée basilique Saint Antoine ; et, si c’était possible, aller voir les magnifiques fresques de Giotto dans l’église de l’Arena de Padoue.

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Après un premier repas pris ensemble le soir de notre arrivée, dans une pizzeria du quartier, comme il se doit, et une courte nuit, le lendemain, sur la petite place en bas de notre résidence, nous faisions connaissance avec Roberto, notre guide du jour.

Vérone n'est pas seulement la ville de la légende romantique choisie par Shakespeare pour y situer la tragédie de ses amants célèbres, mais c’est avant tout une ville merveilleusement chargée d’histoire, immensément riche en sites réputés propres à faire ressentir l’histoire, et à se nourrir de Beau à satiété.

Nous étions venus pour cela : découvrir in situ certaines des plus belles œuvres de l’architecture, de la sculpture et de la peinture italiennes d’époque médiévale et du début de la Renaissance.

Après avoir descendu à pied la Via della Valverde, tout en bavardant avec Roberto, nous avons traversé par son milieu la piazza Pradale et ses bassins arborés, puis nous avons rejoint la rue Corso Porta Nuova. Sur notre droite, Roberto nous indiqua la Porta Nuova, porte monumentale tout en haut de l’avenue, et une particularité : l’architecte de l’époque (Michele Sanmicheli) avait prévu pour l’œil l’effet de rétrécissement dû à l’éloignement progressif. Pour contrer cette impression visuelle, il fit en sorte d’élargir progressivement l’avenue, au fur et à mesure qu’elle monte vers la porte, afin de maintenir un effet d’écartement régulier sans étrécissement. Original et surprenant, preuve de la grande intelligence qui présidait à l’époque à toutes les actions et à toutes les décisions qui étaient prises pour et dans la cité.

À gauche, à deux cent pas, se tenait la Portoni della brà, porte d’entrée du centre historique, qui donne également accès aux arènes. J’étais impatient de voir ce qui se tenait derrière, et je m’imaginais l’antique agitation qui devait régner sur cette place, à l’époque des arènes romaines en activité, et puis ensuite au Moyen-Âge de l’époque de Dante, qui vécut dans la ville sous la gouvernance de la famille Scaligeri. Illustres habitants, dont, par procuration et anachronisme, il me semblait que j’allais faire la rencontre réelle et charnelle, au détour de quelque rue ancienne (j’en ferai la surprenante expérience un peu plus tard).

 

Dans un document daté de 1257, une Porta della Braida était mentionnée pour la première fois dans la zone où se trouve actuellement la Portoni della Brà, par laquelle on accède à la très belle place Brà.

Cette porte est indiquée pour la dernière fois en 1483 par le voyageur vénitien Marin Sanuto ; dans son livre, un dessin de la cité montre qu’elle n’avait alors qu’un seul passage voûté.

La construction de la Porta della Brà est liée aux travaux de rénovation des remparts de Vérone, entrepris au XVIe siècle par les Vénitiens, sur un projet de l'architecte de Vérone Michele Sanmicheli, dans le cadre d'un plus vaste développement urbain de cette partie de la ville, dont la Porta Nuova citée plus haut faisait partie intégrante.

La porte actuelle est formée de deux arcs en plein cintre séparés et soutenus par un pilier surmonté d’une horloge ronde. Les matériaux de construction sont en marbre de Vérone pour la partie inférieure et de briques rouges pour la partie supérieure ; l’ensemble est surplombé par une élégante passerelle crénelée qui court sur toute sa longueur.

Une tour défensive, la tour Pentagona, fut construite à droite de la porte, plus tardivement, à la période communale.

Roberto nous racontait ainsi l’histoire de cette porte, par laquelle j’allais entrer pour la première fois dans la città antica de Vérone, au cœur de l’histoire, celle enseignée par mes maîtres depuis l’école primaire et toujours revisitée depuis.

Au passage de l’arche, Roberto précisa : « le terme marbre est impropre pour désigner le marbre rouge de Vérone (Marmo rosso di Verona), qui est un calcaire non métamorphisé. Ce marbre rouge est très connu comme pierre ornementale extraite des calcaires noduleux rouges, dits ammonitico rosso, à cause des fossiles qu’ils contiennent, dont les nombreuses ammonites qui lui donnent son nom. On l’appelle aussi Marbre de Sant’Ambrogio, du nom des carrières d’où il provient, près de la petite ville de Sant’Ambrogio di Valpolicella, région d’où l’on extrait aussi le vin du même nom », ajouta-il avec un petit air entendu.

Le cadre est donné, la porte est franchie, il n’y a plus qu’à entrer dans l’histoire et la beauté. Malgré la modernité, malgré les transformations de notre société connectée, malgré les foules touristiques, les démonstrations sécuritaires, les véhicules polluant et le contexte économico-médiatique débridé, Vérone reste au présent le lieu de l’histoire incarnée ; même vieillissante, elle garde de très beaux restes de la civilisation qui l’a vu naître, intacts dans la chair de ses murs et les veines de ses rues.

Piazza Brà : les arènes se dessinent au loin, en partie cachées par les arbres ; la statue de Vittorio Emanuele II trône en majesté au milieu de cette place dégagée, aérée, occupée sur sa droite par un grand parc boisé, entourée de maisons aux belles façades et de nombreux cafés, magasins et restaurants. Animé, vivant, l’endroit inspire l’humain, respire la communauté d’âme et sent bon la citoyenneté. Ocre, jaune ou vert pâle, rouge brique, couleur sable, gris clair, toutes ces nuances éclosent sur les façades, bon goût, mais sobrement, sens quasi-moderne de la communication par l’image, mais avec finesse. Toute une architecture enchevêtrée d’époques et de styles différents, dans une belle harmonie de couleurs et de formes, d’ajustement de pierres et de lignes.

 

Je marchais et prenais des photos, éberlué par ces visions, comme un retour aujourd’hui dans les temps d’autrefois. Je rattrapais ma compagne et mes amis qui marchaient en avant avec Roberto ; j’étais au pied des Arènes, à quelques mètres, les voyant de mes yeux vrais, ces arcades célèbres, cette mémoire minérale qui témoignait d’un passé romain encore actuel ; époustouflant. J’avais l’impression de vivre un film intérieur ; j’aurais pu faire jaillir de moi un puissant cri de joie, mais cela aurait surpris mes amis et les passants qui n’auraient surement pas compris et m’auraient cru dérangé ; je préférai garder mon émotion pour la seule intimité de mon théâtre personnel.

Bien que le lieu soit unique, il est de coutume de dire « les arènes », sans que les linguistes ne puissent exactement expliquer pourquoi. Il semble que depuis des temps très reculés, l’usage du pluriel ait eu cours ; une hypothèse tend à penser que l’on disait ‘aller aux arènes’ comme on eut dit ‘aller aux courses’ ou ‘aux combats’, assimilant le lieu et les activités qui s’y déroulaient.

Qu’importe qu’arènes désigne l’amphithéâtre unique ou les gradins nombreux, en italien on dit Arena di Verona, et en français, ‘Arènes de Vérone’, pour désigner le même célèbre vestige romain, monumental, imposant.

Construites en 30 après J.-C., ces Arènes pouvaient accueillir environ 30 000 spectateurs, ce qui était déjà énorme à l’époque.

Souvent considéré comme le troisième amphithéâtre romain par ses dimensions, après l'Amphithéâtre Flavien (le Colisée de Rome) et l'amphithéâtre de Capoue, l’amphithéâtre de Vérone, des trois est sûrement le mieux conservé.

En 1117, un tremblement de terre de grande magnitude, comme en connaît encore parfois l’Italie, détruisit presque totalement l'enceinte extérieure de l'amphithéâtre ; il reste toutefois un pan très représentatif de ce que devait être cette enceinte avant sa destruction : un édifice impérial, cœur encore battant de la ville. L'arène fut ensuite utilisée comme carrière pour d'autres édifices ; les premières restaurations commencèrent pendant la Renaissance et furent surtout réalisées plus tard grâce à un général français, sous le Premier Empire.

Au passage près des entrées de l’arène, ménagées sous les arcades, nos amis évoquèrent le spectacle qui s’y donnait, pour lequel ils avaient retenu des places le dernier soir de notre séjour : nous étions invités à aller voir une représentation du ‘Barbier de Séville’, en ‘live’ dans les arènes de Vérone : encore du bonheur à venir.

 

Après les explications d’usage relatives à l’histoire des arènes, Roberto nous entraînait déjà vers la rue piétonne, via Giuseppe Mazzini, très fréquentée par de nombreux touristes, attirés par le shopping proposé dans les innombrables boutiques de luxe qui ourlent chaque côté de la rue, intercalées seulement de restaurants, cafés, boulangeries, aux couleurs chatoyantes, et aux odeurs fortes et variées.

J’essayais d’abstraire toute cette foule de badauds argentés pour me représenter la rue et les adjacentes à l’époque des Scaligeri, lorsque quelque noble seigneur de cette grande famille rentrait en voiture ou à pied, accompagné de sa garde ou de ses serviteurs. J’essayais de me représenter ce qu’il voyait alors, ce qui avait pu changer, ce qui était resté pareil ; les odeurs du moment, les gens que l’on pouvait rencontrer, l’ambiance, le climat, vénète et social, de ce parfait temps jadis.

J’allais ainsi de mon appareil photo, qui captait le moment présent d’une réalité bien moderne, à mon imaginaire, qui me faisait inventer et reproduire des scènes anciennes du Moyen-âge, où j’avais l’impression d’évoluer, dans le même laps de temps, par une imaginaire uchronie.

Du pas de la ballade, nous étions arrivés en flânant à l’angle de la rue Mazzini et de la rue Capello : à notre gauche s’ouvrait la magnifique Piazza delle Erbe, la place Des Herbes.

La Colonne Visconti montait fièrement la garde à l’entrée, surmontée d'un sanctuaire du XIVe siècle, dédié à la Vierge, mais aussi à saint Zénon et saint Pierre de Vérone, saints tutélaires de la ville, dont les noms sont inscrits dessus.

 

Dominée par la Torre del Gardello, à l’opposé, nous pouvions découvrir une vaste place rectangulaire, occupée aujourd’hui encore sur presque toute sa surface par des étals de vendeurs de fruits et légumes, pour partie, mais pour le reste, surtout par des marchands de souvenirs, de cartes, de guides et de babioles (à la gloire de Saint Pèze principalement).

 

Roberto nous raconta : cette place, vieille d’environ 2000 ans, est située à l'exact emplacement de l'ancien forum romain, qui était le pôle principal de la vie publique. Elle est encadrée de magnifiques palais datant du Moyen-Âge et de la Renaissance. Vue du ciel, elle est comme une étoile à branches multiples, un centre d’où partent la plupart des rues importantes de la ville, ce qui en fait un lieu de passage obligé pour tous les habitants de Vérone, et pour les touristes, nombreux et envahissants.

Sur notre droite le Palazzo della Ragione (Palais de la Raison) plastronnait avec sa belle façade de brique rouge, typiquement romane, flanqué de la Tour-horloge des Lamberti ; ce palais abrite désormais une galerie d'art moderne.

Un peu plus loin au centre de la place, je me suis assis sur la plus haute marche du Capitello, ou berlina, sorte de tribune datant du XIIIe ou XIVe siècle. C’est une construction en marbre, faite de quatre pilastres surmontés d’un chapiteau, qui servait à annoncer les décrets et les sentences ; le maire de la ville s’y installait pour sa prise de serment et on peut toujours y voir, gravées dans la pierre, les anciennes mesures commerciales de l'époque. Assis là où d’augustes fesses s’étaient avant moi posées, je pouvais admirer la place à 360° en pivotant sur moi-même, mais surtout je pouvais découvrir en levant les yeux la magnifique façade, ornée de fresques du XVIe, de la Casa Mazzanti. Tout cela m’apparaissait en fait comme un rêve flanqué de réalité.

 

Un peu plus loin encore, majestueuse, chère aux habitants mais aussi aux poètes et aux peintres, apparut l'élégante fontaine de la Madonna Verona, qui donna son nom à la ville, toujours vénérée par elle sans en être la sainte patronne, honorable vestige datant de 380, pas d’hier. Qui est venu s’abreuver à ses pieds, combien de fidèles ont prié à genoux pour obtenir sa grâce ? De poètes pour avoir l’inspiration ?

Francis Bebey, musicien camerounais, y trouva un thème musical connu ; son titre ‘Madonna Verona’, où joue aussi Manu Dibango, sur l’album Idiba, produit dans les années 70, fut un succès.

S’imposant au-dessus de la foule des parapluies des boutiquiers, comme un décor de théâtre, fermant l’extrémité sud-ouest de la place, se dresse le fastueux et baroque Palazzo Maffei, orné de statues de dieux grecs. Zeus y côtoie Hercule ; Minerve et Vénus, de conserve, ont des regards obliques vers Mercure et Apollon.

Aux pieds de ce palais, la colonne de marbre blanc surmontée d'un lion de saint Marc - la Colonna di San Marco -, symbole de la République de Venise, à laquelle Vérone fut autrefois rattachée, complète le décor classique du lieu.

Mais y être et voir tout cela avec ses propres yeux, prend une dimension particulière, donne la sensation d’être différent après avoir fait cette rencontre, en restant toujours le même, mais sensiblement changé.

Vérone est la ville des amoureux et, pour respecter ce folklore local, rendre un hommage respectueux à William Shakespeare, qui l'a rendue célèbre dans le monde entier, il faut consentir à visiter les lieux où se serait déroulée Roméo et Juliette, tragédie romantique par excellence, parue en 1597. 

La maison dite ‘de Juliette’ à Vérone, où la légende populaire situe la tragédie romantique, est désormais un musée, créé en 1905 dans un logis seigneurial du XIIe siècle, avec son célèbre balcon reconstitué, sous lequel viennent s’ébahir assez sottement bon nombre de touristes ; nous en fîmes un instant partie, par simple curiosité. Plus loin nous attendait bien mieux.

Vérone n’est pas en effet que la ville des amants célèbres : Verona, en italien, est une très ancienne ville, fondée au Ier siècle av. J.-C. dans la région de Vénétie, sur les rives de l'Adige, proche du lac de Garde, dans la vallée du Pô. La ville est supposée d'origine étrusque, avec des traces qui en attestent datant du IVe siècle avant J.-C.

Un peuple celtique, les Cénomans, issu d’une tribu gauloise, vivait ici avant de se faire envahir par les Cimbres (peuple germain) ; puis avec les romains commença l'assimilation à la culture latine, vers 109 avant J.-C.

Ce qui est remarquable dans cette ville, c’est l’inscription des périodes de son histoire dans la longévité de ses vestiges, comme en témoignent un nombre important de monuments remarquablement conservés : ainsi, sortie de ses fondations antiques, Vérone devenue romaine, connût ensuite une des plus grandes périodes d'expansion de son histoire, aux XIIIe et XIVe siècles, puis sous la République de Venise, pour enfin traverser l'époque médiévale et celle de la Renaissance, qui y laissèrent des traces durables et de la plus grande beauté.

On peut lire Vérone, comme des lignes ou des sillons laissés par les hommes tout au long de l’histoire de leur ville, découvrir les bâtiments et les ponts décidés et construits par les architectes de diverses époques, pour le compte et à la commande de grands et riches personnages, qui ont signé de cette manière leur période d’influence.

Ainsi cheminant dans la ville, partis de la place Des Herbes, en passant sous l’emblématique et folklorique Arco della Costa, tout en suivant Roberto dans la rue du même nom, nous débouchâmes sans préambule sur la Piazza dei Signori. Je fus d’abord impressionné par les façades qui s’y montraient en majesté ; mais je découvrais alors, au milieu de la place, debout comme un monarque sur son piédestal, de profil, une statue dont l’air sévère me stupéfia. Je m’approchais pour lire le nom marqué dessus, mais l’intuition que j’avais eu de prime abord se trouva brusquement confirmée : je venais de faire la rencontre, quasi charnelle, réelle, de l’immense Dante Alighieri ; le bras droit replié sous son menton, un livre dans la main gauche au bout de son bras replié devant lui, vêtu de la toge traditionnelle, il nous toisait de sa grandeur et semblait méditer sur le monde, qu’il regardait de toute sa hauteur, toisant ce petit peuple de touristes d’un air dubitatif.

J’étais étourdi de surprise, je ne m’attendais pas à le trouver là ; pas de lecture préalable sur la relation de la ville et du maître, pas encore d’information de la part de Roberto, je crus à une rencontre fortuite, dont je n’avais pas été prévenu, comme si ce génie se trouvait là par hasard, au moment de mon passage. J’étais abasourdi par cette ‘fortuité’ qui m’avait posé là aux pieds de celui qui, jadis, ici même, fit rayonner sa pensée aux côtés de ses amis Scaligeri.

Aujourd’hui encore je ne suis pas sûr d’avoir vu une statue, mais bien plutôt un être de chair et de sang, qui m’a fait sentir la chaleur de son corps de pierre.

Roberto y alla de son couplet savant sur Durante degli Alighieri, l’immense « Dante », qui naquit à Florence en 1265 ; poète, écrivain, penseur et homme politique, il est mort à Ravenne en 1321. Avec Pétrarque et Boccace il est l'une des « trois couronnes » qui imposèrent le toscan comme langue littéraire, ce qui fait de lui en quelque sorte un Père de la langue italienne. Poète majeur du Moyen Âge, il est l'auteur de la Divine Comédie, souvent considérée comme la plus grande œuvre écrite dans cet idiome et l'un des chefs-d'œuvre de la littérature mondiale. Mon ami Jacques y a consacré une lecture attentive et tout une série de dessins et peintures sur les différents thèmes qui s’y trouvent évoqués ou cachés, variant en autant de déclinaisons picturales géniales les trouvailles ou réflexions littéraires et philosophiques du grand maître.

Je gisais d’émotion aux pieds de marbre de l’immense écrivain, me prenant un instant pour un figurant de la Divine Comédie. Je n’attendais plus que Virgile vienne me rejoindre et m’entraîne à sa suite.

Le temps de la surprise passé, d’un déclic d’appareil photo, le temps aussi d’apercevoir un vestige de voie romaine, protégé par d’épaisses vitres transparentes, rue Dante, et Roberto nous guidait déjà vers d’autres merveilles en d’autres lieux. Pas le temps aux effusions ni aux commentaires nécessairement superflus, je saluais le grand homme d’un dernier regard et repris le cours normal de ma vie en suivant bien sagement le guide.

En passant sous la porte de la piazza dei Signori par la via Santa Maria in Chiavica, immédiatement à droite, on découvre une arche superbe, appartenant à un ensemble funéraire considéré par l'historien français du Moyen-âge Georges Duby comme faisant partie des monuments les plus remarquables de l’art gothique italien.

Roberto déclara : « Nous sommes devant les tombeaux des Scaligeri, et sous cette belle arche, celui d'Alberto Ier della Scala ». Je découvrais avec émerveillement des splendeurs d’architecture et de sculpture mélangées, à la gloire et en l’honneur de leurs commanditaires, membres les plus importants de la grande famille ayant marqué la ville d’une empreinte si particulière.

Roberto nous narra la petite histoire : « la famille Della Scala, (en italien famiglia scaligera ou gli Scaligeri), fût une dynastie qui gouverna la cité de Vérone durant 125 ans, de 1262 à 1387. Dans cette famille, de nombreux membres ont exercé des fonctions militaires, politiques ou administratives dans les communes de Vénétie, imposant progressivement leur seigneurie à Vérone, puis à Vicence. Les Della Scala n'eurent pas d'égal en puissance et en richesse parmi les princes d'Italie de leur époque. »

Les tombeaux des Scaligeri furent réalisés au XIVe siècle par divers sculpteurs ; ils forment un ensemble funéraire monumental à la gloire de la famille Della Scala et de certains de ses représentants illustres, en particulier celui du plus grand seigneur de Vérone, Cangrande della Scala, à qui Dante dédia son Paradis.

Sur la droite, adossé au mur de l'église Santa Maria Antica, le tombeau de Mastino Ier della Scala est un simple sarcophage, rappelant l'usage romain, encadré par deux colonnes de marbre.

 

Cependant, Roberto attira notre attention vers une décoration particulière : Della Scala signifiant littéralement ‘De L'échelle’, il était naturel que la famille ait choisi l’échelle comme blasonnement ; celle-ci est, à divers titres, hautement symbolique. Ici doté de quatre barreaux, cet emblème est représenté au bas du sarcophage, de chaque côté, sous forme d’un écu tenu par un chien, figurant l’échelle en son milieu : symbole d’ascension, de progrès, de grandeur, l’échelle se prête ici à toutes les élévations de l’esprit.

Nous reprîmes notre déambulation dans la vieille cité, sous un ciel devenu un peu gris, annonçant un orage proche qui ne tarderait pas à venir.

Impossible d’évoluer dans Vérone sans, à un moment ou à un autre, se retrouver sur les bords de l’Adige. Le fleuve en fait le tour, l’encercle, du moins pour ce qui est de l’ancien centre historique, l’irrigant comme une veine, la protégeant au nord, à l’est et à l’ouest de son rempart liquide.

Il n’est pas possible non plus de décrire ici tous les lieux et tous les évènements qui ont constitué plus de 2000 ans d’histoire. Mais pour le voyageur curieux et sensible, se retrouver en à peine quelques heures de temps, devant des arènes romaines, sur une place deux fois millénaire, aux pieds d’une statue vivante de Dante, et au bord d’un fleuve dont le nom sonne comme une promesse de dolce vita, c’est tout simplement prodigieux.

 

En face, sur l’autre rive, là-haut, accroché à la colline, le Castel San Pietro surveille l’ancien théâtre romain construit en dessous, et auquel on accède par le vieux pont de pierre où nous étions parvenus ; on peut, dit-on, y jouir d'un panorama unique de Vérone, mais nous n’irons pas, manquant de temps pour ‘tout voir’.

Assis sur le parapet près du pont, nous avons pris congé de notre guide, qui nous laissa aller à l’aventure dans la ville, en nous conseillant toutefois de ne pas passer à côté de l’Église Santa Anastasia sans y entrer, car nous manquerions assurément quelque chose.

Et il ne croyait pas si bien dire. La suite lui donnera mille fois raison.

L’église était toute proche, nous en distinguions le clocher parmi les branches des arbres, et nous y fûmes en quelques pas.

Bien qu’elle soit dédiée à saint Pierre de Vérone, martyr, c’est le nom d’Anastasia - brûlée vive parce qu’elle résistait aux hommes de pouvoir, cupides et vicieux, auréolée d’une belle légende de martyre sous Dioclétien, vers la fin du IIIe s. après J.-C. -, qui a persisté dans l’appellation populaire.

Sant’Anastasia est une église gothique, dont la construction par des frères dominicains s’est étalée entre 1280 et 1400 ; elle a été réalisée selon une structure similaire à celle de la basilique San Zanipolo à Venise, appartenant au même ordre et qui fut construite à la même époque.

D’apparence extérieure, elle est constituée de briques de terre cuite et de marbre pour le portique d’entrée. Roberto nous avait fait remarquer en passant tout près avant de se séparer, qu’il était prévu initialement qu’elle soit entièrement recouverte de marbre ; je ne sais plus si c’est le manque d’argent, ou de temps, ou des deux, qu’il l’empêcha, mais son aspect d’aujourd’hui, même sans marbre, reste flamboyant. Le portail principal présente des scènes de la Passion sculptées dans la pierre et attribuées au Maître de Sainte Anastasie (Maestro di Sant’ Anastasia). On connait les œuvres de cet artiste, mais on ignore tout de lui, sauf que son atelier était actif au début du XIVe siècle à Vérone.

 

Des églises et des cathédrales, j’en ai vu, beaucoup (il y en a tant) : la basilique de St Denis, la cathédrale de Meaux, celles de Chartres, de Sens et d’Amiens, Notre Dame de Paris, la cathédrale Saint-Jean de Varsovie, la cathédrale Saint-Just et Saint-Pasteur à Narbonne, quelques-unes, comme ça, qui me viennent à l’esprit, de style, de genre et d’époques différentes, et j’en omet beaucoup d’autres ; mais l’église Sant’Anastasia a quelque chose d’unique qui la distingue de toutes les autres, que je n’avais jamais vu ailleurs. Quelque chose de la beauté de l’esprit contre les laideurs du monde, une magie des volumes alliée à une inouïe puissance d’évocation ; et cette lumière de paradis !

Ce qui ‘saute aux yeux’ en effet en pénétrant dans le lieu, c’est la sensation de volume et de lumière. À l'intérieur, trois nefs réunies par des voûtes croisées, renforcées par des poutres de bois sont séparées par deux rangées de six colonnes de marbre rouge, chaque colonne couronnée d’un chapiteau gothique supportant les arcs richement ornés. Le plafond n’est que dentelle de pierre ajourée de couleurs, ocre, vert, rose, rehaussées par un blanc pur. L’ensemble laisse béat ; dépasse l’entendement ; surprend au-delà de la surprise : un jamais vu d’exception.

 

Quelle construction moderne a la splendeur et l’éclat d’une telle merveille ? Il ne m’en vient pas à l’esprit.

 

Le sol est celui d’origine, posé en 1444, sur la base de trois couleurs : noir, blanc, et rouge, qui donnent à l’ensemble un effet de damier, un pavement formé d’improbables cases pour y poser des croyants imaginaires ; avec au centre, devant le chœur, une magnifique rosace en marbre, montrant les armes des dominicains ; le noir et le blanc sont leurs couleurs emblématiques, évoquant leur habit et la dualité du monde, le rouge étant là pour signifier que l'église est dédiée à saint Pierre de Vérone, qui a donné son sang comme martyr.

Cette rosace me rappela le labyrinthe octogonal qui se trouve au centre de la nef de la cathédrale Notre-Dame d'Amiens, que nous allâmes visiter ensemble avec Jacques ; il m’y a photographié au moment où j’atteignais le ‘Paradis’ - le centre du labyrinthe, où les croyants du Moyen-âge, parvenus au terme de leur pèlerinage, arrivaient après avoir fait l’intégralité du parcours sur les genoux.

Dès l’entrée dans l'église Sant’Anastasia, de part et d’autre, on remarque deux bénitiers très originaux, qui attirent l’attention, aux pieds des deux premières colonnes : ce sont des vasques soutenues par des hommes-statue bossus, misérables personnages assis dans des postures grotesques, comme accablés par le poids du marbre. Chacun a sa propre histoire, comme toutes les autres œuvres que contient l’église ; grâce aux commentaires bien faits qui les accompagnent, j’ai retenu que la statue du bossu de gauche était attribuée à Gabriele Caliari, le père du peintre Veronese ; celle de droite, j’ai oublié, car il y a tant à voir, à lire, à retenir, que la mémoire n’y suffit pas, et qu’il faut ensuite faire appel aux manuels ou aux informations numériques ; ou oublier, ce que la mémoire sait aussi très bien faire, pour ne retenir que la précieuse matière visuelle.

Ces deux statues sont les mascottes du lieu ! Il paraît que toucher leur dos bossu porte bonheur.

Et puis à un moment, on lève les yeux, irrésistiblement. Et l’on est saisi par la hauteur de l’édifice, ses volumes aériens, comme soutenus par les voûtes, elles-mêmes portées par les deux rangées de colonnes en marbre rouge. Une élévation formidable ; une ouverture spirituelle sans équivalent.

L’autre stupeur vient de l’absolue clarté, volumineuse, spatiale, obtenue par les grands fonds blancs des murs qui illuminent toute l’église, clarté renforcée encore par les nombreux vitraux transparents et les oculi haut perchés qui orientent judicieusement la lumière sur les voûtes des nefs. Et quel plafond, quel dais somptueux au-dessus du berceau de ce lieu-chef-d’œuvre, enfant de la Renaissance italienne !

 

Et qu’y trouve-t-on, quid de ce qui se niche à l’intérieur, peut-on imaginer ce que cet écrin somptueux cache en son sein ? Quel spectacle magique réserve-t-il à l’œil déjà tellement ébloui ?

Tout le long des deux allées de la nef, et sur les parois des deux côtés du transept, on découvre une kyrielle de chapelles, d’autels, de stalles et de retables, de peintures et de sculptures, plus somptueux les uns que les autres, qui se succèdent de part et d’autre, réalisés par des maîtres prestigieux de la Renaissance : l’autel Fregoso, l'autel Boldieri, l’autel Bevilacqua-Lazise, le retable de Liberale da Verona, l'autel Mazzoleni, sans pouvoir les citer tous - ah ! l’autel et le retable de la chapelle du Rosaire ! Les remarquables stalles en bois et les vitraux de la chapelle Giusti ! - ni parler longuement du maître-hôtel absolument magnifique, ce sont autant de merveilles de réalisation artistique, de profondeur d’âme, d’élévation de la pensée, de respiration historique, de grandeur de l’humanité, et de splendeur des arts.

Chacun chacune son architecte, son sculpteur, son peintre, tous et toutes en mémoire ou en dédicace d’un évènement ou d’un personnage emblématique de la religion catholique, chrétienne et régnante : là une sainte, ici un pape, ailleurs un épisode biblique, tous éblouissants de beauté et de lumière, rivalisant de somptuosité.

J’ai gardé toutefois en mémoire un regard attendri, une émotion profonde, de ma rencontre avec l’autel Centrego, devant cette vision d’une Vierge en Majesté entourée de Saint Thomas d’Aquin et Saint Augustin, peinture de Girolamo dai Libri (peintre et enlumineur véronais – né en 1477, mort en 1555), œuvre d’une beauté renversante. La tendresse du regard de la madone, l’offrande de sa maternité à l’enfant, lui confèrent une puissance d’évocation et une expressivité extraordinaires.

 

Mais l’œil aiguisé de Jacques avait repéré une peinture, en hauteur, au-dessus d’un porche en ogive, mal visible, mais absolument essentielle : la très célèbre fresque gothique de Pisanello « Saint Georges délivrant du dragon la princesse de Trébizonde », datant de 1436 ; nous nous sommes assis sur les chaises en contrebas, côte à côte pendant quelques minutes, sans parler, méditant devant tant de génie céleste. Ce fragment incomplet conserve cependant d’assez belles parties pour que l’on y voit nettement l’effet de perspective voulu par le peintre, dans un nouveau genre de peinture, dont Giotto fut un des précurseurs et qui fera école. En remplaçant le fond d’or par des paysages qui se détachent sur un fond bleu, Giotto donna une profondeur physique à ses peintures. En ce début de Trecento, la perspective est encore balbutiante. C'est l'influence essentielle de Giotto qui va provoquer le vaste mouvement général de la Renaissance, à partir du siècle suivant. Pisanello sut très bien retenir les leçons du grand maître, comme en atteste cette fresque, petite par la taille, mais immense par le génie.

 

Difficile à voir, et quasiment impossible à photographier, j’ai tout de même réussi à rapporter un cliché de ce chef d’œuvre de Pisanello, et je serai désormais de ceux qui sont venus, et qui ont vu sa fresque visionnaire (veni, vidi…).

Abasourdis de tant de beauté, par la profusion de tellement d’œuvres, toutes plus exceptionnelles les unes que les autres, nous sommes ressortis, un peu hagards, sur la piazza Santa Anastasia baignée de lumière, la tête encore dans les voûtes, les yeux éblouis, le cœur chamarré d’émotions multicolores, seulement capables de communiquer par des mimiques ébahies, des sons brefs d’admiration contenue.

On s’en remet, mais on est définitivement différent après une telle expérience, comme après avoir subi un ‘coup de Renaissance’.

Nous ne l’avons pas visitée, mais il paraît que la Cattedrale di Santa Maria Matricolare est du même ‘tonneau’. Que de richesse sur un si petit territoire !

Marchant droit devant nous, nous nous étions engagés dans le Corso Sant’Anastasia, nous sommes repassés devant le palais Maffeï ; le temps s’assombrissait, je regardais sans les voir les boutiques et les rues adjacentes, encore tout à mon voyage dans l’ancien temps de la peinture, et nous étions déjà devant la Porta Borsari ; le ciel menaçait, nous nous sommes réfugiés dans un caffè, en attendant que passe l’averse ; nous avons bu un expresso serré en échangeant à peine quelques mots, chacun dans ses pensées, en regardant marcher les passants et tomber les gouttes.

 

VENISE

 

 

Escapade à Venise

Le lendemain, nos amis avaient choisi d’aller visiter le musée du Castelvecchio, mais comme nous étions à 90 km à peine de Venise, il était difficile de résister à cette attraction. Nous irions donc visiter le musée le surlendemain, car le lendemain une sortie à Padoue était prévue avec les amis. Malgré le 15 août (nous n’avions pas d’autre date possible), l’affluence probable de nombreux touristes, les musées fermés, nous avons quand même voulu voir Venise ; nous en étions trop près pour manquer cette occasion, qui ne se renouvellerait peut-être jamais plus.

Nous y allions sans idée préconçue, mais terriblement excités. Nous avions dans l’idée avant tout de découvrir largement, sans aller visiter tous les lieux célèbres et merveilleux qu’on peut y trouver, qui seraient au demeurant tous fermés. L’idée était plutôt de faire un tour superficiel (en surface), pour s’imprégner de Venise, ses canaux, ses palais, sa lumière, sa magie. Ce fut comme un voyage irréel, féérique, un temps dans un autre temps.

Venise est plus qu’une ville, c’est un mythe, qui habite notre imaginaire. Mythe qui s’est construit sur des images de livres, des scènes de cinéma, des récits d’exploits ; une histoire dans l’histoire. Venise fut riche, prospère, influente, Venise conquit les eaux et les continents à son époque fastueuse, Venise transporta autant les marchandises qu’elle véhicula les idées et les cultures. Elle fut un centre culturel majeur, du XIIIe à la fin du XVIIe siècle, dont les peintres de l’École vénitienne, Titien, Véronèse, Le Tintoret, Goldoni illustrèrent les grands évènements.

Tout a déjà été dit de Venise, son histoire est universelle et désormais intemporelle, car, ce qui est rare, Venise est aujourd’hui la même qu’à l’époque de sa puissance et de sa gloire ; au fil du temps, la cité est devenue le lieu de tous les emblèmes, ville d’art, ville de lumière, ville d’architecture, ville des amoureux, et aujourd’hui, surtout, capitale du tourisme mondial. Mais aussi et encore une ville d’inspiration pour nombre de peintres, d’écrivains, de poètes.
Paul Morand, qui éprouva une véritable fascination, voire un profond amour pour Venise, disait que l’eau noire de ses canaux était d’encre : entendait-il par là qu’il fallait y tremper sa plume ?

Comme des milliers d’autres ce jour-là, nous traversâmes le pont qui sépare Venise de Mestre, puis nous arrivâmes en voiture à l’entrée de la lagune, suivîmes les files obligatoires, et après un quart d’heure d’attente, nous garâmes la voiture dans l’Autorimessa Comunale de Venise, l’immense parking sur quatre ou cinq étages ou s’engouffrent les innombrables touristes quotidiens. De l’étage où nous étions, par une fenêtre poussiéreuse, je distinguais l’entrée du Grand Canal, la passerelle moderne pour accéder à l’ancienne ville, et les embarcadères de départ des bateaux-navettes, nommés ferry dans la novlangue du tourisme mondialisé, les anciens vaporettos d’autrefois, dont celui où nous n’allions pas tarder à embarquer.

En sortant du parking, premier achat, une carte-guide de la cité, et le second, un café, le temps de prendre la température et de goûter l’air local.

Billets, file d’attente, embarquement, la tension monte, avec l’émotion ; accrochez vos ceintures, attention, c’est parti pour le grand tour. Première façade de palais, premier pont, l’arrière de la gare ferroviaire, première station du bateau, belle manœuvre réalisée par le pilote.

Il fait très beau, le ciel est d’un bleu profond très lumineux, le Grand Canal se dévoile enfin, bordé de ses palais gothiques, Renaissance, leurs façades éblouissantes, le rêve qui se réalise, un choc émotionnel intense, impressions indicibles : nous sommes à Venise ! Je suis à Venise.

 

La cité lacustre de Venise occupe plus de cent petites îles dans un lagon de la mer Adriatique. Son nom vient du peuple italique qui habitait la région avant le Xe siècle, les Veneti. Il n’y a aucune route, que des canaux (177 à ce que dit le guide). Fondée au début du VIe siècle, vers 528, elle fut la capitale de la République de Venise pendant onze siècles.

La ‘Cité des Doges’, dotée de bien d’autres surnoms évocateurs, la ‘Cité des Eaux’, ‘Cité des Masques’ ou ‘des Ponts’ et quelques-uns encore, Venise, est la ville-cité de tous les superlatifs, de tous les rêves, et occupe une place à part dans l’histoire du monde. Par sa longévité, la permanence de ses richesses, l’attraction produite par les merveilles qu’elle abrite en son sein, par la puissance d’évocation historique qu’elle représente, Venise constitue un espace-temps à part, immortel (et pourtant dégradable), une référence absolue à la beauté des arts et à la puissance des princes. Et Venise n’a jamais été détruite par aucune guerre ou cataclysme naturel.

Nous croisons notre première gondole : et toujours ces palais, à gauche, à droite ; l’impression d’être sur une grande roue horizontale, et de découvrir, de part et d’autre, un paysage infiniment changeant, décoré, paré, d’architectures et d’ornements comme nulle autre part on ne peut en voir. J’avais l’impression de succomber à un symptôme touristique aigu, et dans le même temps à un retour vers le passé fulgurant ; j’éprouvais du vertige en accédant à ce lieu mythique chargé d’histoire, carrefour de l’occident et de l’orient. Et je pensais à Marco Polo, grand voyageur et fameux commerçant vénitien, maître de la route de la soie ; il est peut-être passé par ici, où je suis à l’instant même, un autre soir d’août dans le passé, rentrant à son palais en gondole, après une entrevue au palais des Doges avec quelque grand personnage.

 

Comme si j’avais embarqué sur un navire de briques et de pierres pour un voyage enchanté, j’étais emmené par la fée Renaissance à la rencontre de la Sérénissime ; à l’émotion déjà ressentie à Vérone, la déambulation aquatique dans Venise par le Grand Canal ajoutait une dimension ludique, un jeu de piste grandeur nature à l’intérieur de la plus illustre ville au monde. Le cinéma, la mode, les festivals - de musique ou d’art plastique (la célèbre Biennale) -, le carnaval, sont autant de canaux de diffusion et de communication au sujet de Venise. À l’ère d’internet et des données numériques, chacun de nous peut avoir ses propres représentations, construites à partir de toute la masse d’informations relatives à la ville : ce qui en a été écrit (les écrivains évoqués au début de ce récit), filmé (Mort à Venise, James Bond), décrit, photographié (les milliers d’artistes et de professionnels, les millions de touristes), ses visiteurs célèbres (Byron, Freud et cent autres), ses voyageurs illustres (Marco Polo), constitue une énorme ‘database’ faisant de Venise une partie de notre patrimoine génétique universel commun, au même titre que les Pyramides d’Égypte, Cusco, Machu Pichu ou la chinoise Cité Interdite ; et tous ces autres chromosomes culturels qui constituent notre mémoire collective, nos croyances, notre archéologie mentale.

 

Et puis là, de l’âge les traces indélébiles, des fondations édentées, des murs de briques rongés, affaiblis, des seuils engloutis, les eaux moussues qui menacent les pierres de Venise, pour nous rappeler la vulnérabilité de la ville. Les églises aussi, semblent atteintes ; elles paraissent nombreuses à être fermées, recelant pourtant des trésors que l’administration ecclésiale ne peut plus entretenir.

Arrêt San Marcuola Casino ; le bateau accoste ; je prends des photos, j’absorbe mille images, je veux tout enregistrer, tout retenir, visuellement, émotionnellement.

Le trafic sur l’eau est dense - inquiétant pour la pollution, les effets de vagues sur les fondations des palais -, nous passons sous le Ponte Rialto, continuant la remontée vers la place Saint Marc, terminus de notre ballade sur le Grand Canal, début de la découverte pédestre.

Débarquer, se repérer, être exalté de joie intérieure ; nous suivons les panneaux dans les petites rues qui mènent à la place Saint Marc ; et puis brusquement, passé sous des arches à l’ombre, l’endroit apparaît, sublime, grandiose, majestueux ; ma compagne et moi avons eu ensemble le même mouvement l’un vers l’autre, nous étions émus aux larmes, intimidés par cet instant d’exception.

Elle était là devant nous, la Piazza San Marco, resplendissante de lumière, l’extraordinaire basilique au fond, le campanile sur la droite, en vrai, en dur, en multicolore. Et la foule, immense, bigarrée, hétéroclite, des innombrables touristes, à laquelle nous venions nous agglutiner, comme mouches sur le miel.

 

Nous avons commencé par boire un spritz, la boisson emblématique de Venise, à une table de la terrasse du café Florian (autre cliché parfait), pour reprendre nos espritz, et le temps d’apprécier chaque détail de la place, les façades des palais qui la bordent, d’admirer la somptueuse basilique Saint Marc, recouverte de mosaïques byzantines, l’élévation du campanile dominant, toute cette beauté rayonnante.

 

Nous nous sommes approchés de la basilique, découvrant à chaque pas de nouveaux détails époustouflants, une architecture et des sculptures extraordinaires. Nous n’avons pas pu entrer, une file de personnes de plus de cent mètres de long attendait que chacune ait son tour. Ce n’était pas notre but ce jour-là, nous faisions vœux de revenir une autre fois, si le destin nous le permettait, plus longuement, pour aller visiter tous ces lieux de merveilles que recélait Venise.

Nous avons longé le Palais des Doges, ses arches, ses rosaces, sommes passés sous la colonne du Lion de Saint Marc, et arrivés au bord de la lagune, avons fait quelques pas sur la Riva degli Schiavoni, qui fait face à l’église San Giorgio Maggiore, jusqu’au ponte della Plaglia ; de là, dans l’alignement du Rio de la Canonica, à quelques dizaines de mètres, nous avons pu apercevoir le pont des Soupirs, tout en pierre blanche, romantique et touristique, blindé de touristes. Ouf !

 

Des soupirs, mais pas de nostalgie à Venise. Le temps ici ne s’écoule pas dans le futur, il reste ancré au passé et ne connaît qu’un éternel présent.

Le centre historique est entièrement piétonnier, et le guide-papier nous conseillait plusieurs parcours touristiques au choix ; nous avons préféré la déambulation, et aller à l’aventure, au hasard de nos pas, en suivant vaguement quelques repères sur la carte.

En quittant la place Saint Marc nous nous sommes donc engagés dans la Merceria Orologio, qui commence au pied de la tour du même nom, à cause précisément de la grosse horloge qui s’y niche ; nous allions dans la direction approximative du parking à voitures et de la station de ferry, au nord de la cité. Au début, la rue était envahie de touristes affairés devant les boutiques de souvenirs en tous genres. Puis peu à peu nous avons emprunté des petites ruelles, traversé des ponts, tourné à gauche, puis à droite, au hasard, à la découverte des palais et des églises chargés d’histoire, des maisons ordinaires aussi ; les rues se sont dépeuplées au fur et à mesure, filtrant seulement quelques badauds par ci par là.

Nos pas nous amenèrent ainsi, au bout d’une demi-heure, au pied du Ponte Rialto, de célèbre réputation, lieu de passage quasi obligé pour traverser le Grand Canal, du sestieri San Marco vers celui de San Polo. Trop de monde, humanité trop dense, invivable. Nous avons fui, avons monté puis descendu les escaliers du célèbre pont, rapidement, et avons rattrapé aussitôt le bord du canal ; des ruelles nous menèrent d’abord vers une belle placette où se tenait un marché aux fruits et légumes. Nous achetâmes des pêches juteuses et des abricots énormes, que nous allâmes déguster un peu en retrait, tout au bord de l’eau, dans un petit coin tranquille et isolé de la Fondamenta Vin Castello. De là, nous sommes remontés vers le pont, pour le voir d’en bas, en-dessous, et après quelques photos réglementaires, nous nous installâmes confortablement pour siroter un autre spritz, à la terrasse d’un petit café niché dans le coude du canal, sur le Sotoportego de l’Erbaria, juste devant un embarcadère de gondoles ; en face, deux superbes palais : tout Venise dans ce tableau.

 

Nous hésitâmes devant le prix de la ballade en gondole (90 € la demi-heure), à faire un bout de chemin avec ce moyen de locomotion si romantique ; nous préférâmes continuer à pied, malgré un peu de fatigue et une grosse chaleur. Mais nous étions grisés, excités, émus, affolés par ce que nous découvrions à chaque instant.

Nous reprîmes notre promenade, par rues et placettes, jusqu’à arriver sur une minuscule place où il n’y avait personne ; une femme s’éloignait et nous la vîmes seulement de dos, quitter une fontaine et disparaître dans une ruelle. Tout heureux de notre trouvaille et de l’opportunité, nous bûmes l’eau fraîche à la petite fontaine, savourant ce moment d’intimité isolée, alors qu’autour grouillait le monde des touristes ; un rideau bougea seulement derrière une fenêtre à l’étage d’une maison et une silhouette passa furtivement, laissant penser qu’une vie au calme pouvait être possible à Venise, malgré le grand déferlement des curieux du monde entier.

 

Les canaux, à Venise, font office de route, et nous en croisions partout (ils sont 455), qu’il fallait traverser par un pont, celui de San Polo, ou par un autre, le ponte San Toma’, ou encore par le Ponte de la Frescada, à chaque instant attirés par une nouvelle beauté, un nouvel endroit à admirer, ne sachant plus où donner de l’œil.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, cette beauté millénaire qui paraît immuable cache aussi une décrépitude latente, des murs défraîchis, lépreux, des façades dégradées, ayant subi l’outrage du temps, des portes qui partent en lambeau, des linteaux de pierre qui s’effritent, des seuils érodés par l’eau, le sel, les remous incessants engendrés par les innombrables bateau-taxis qui sillonnent en permanence les canaux, bref, une lente et inexorable dégradation qui ronge Venise et finira peut-être un jour par en venir à bout ; car tout finit, tout s’arrête, tout disparait, et Venise ne fera pas exception, un jour, malgré tous les efforts humains et toutes les technologies employées, Venise sombrera au fond de la lagune, engloutie, pour la plus grande peine du monde, s’il en reste pour pleurer.

 

Nous nous étions égarés, Venise nous avait déboussolés, et après avoir pris la direction du nord en quittant le quartier du Rialto, nous avions plutôt dérivé vers l’ouest et le sud, en descendant le long du Grand Canal ; de fondamenta parcourues en ponte franchis, de via en calle successives, de canal en canal, nous avions changé de quartier et étions parvenus dans le sestier San Polo, croisant d’innombrables ruelles, souvent désertes ou peu fréquentées, preuve encore que le tourisme de masse se concentre dans les grands lieux de visite et délaisse les petites rues, pourtant tellement typiques, fraîches et accueillantes. Nous avions eu raison de nous laisser aller au hasard pour découvrir la vieille cité. Il faudrait des jours entiers pour aller visiter tous les lieux splendides que Venise offre au visiteur curieux, mais une journée suffit pour s’imprégner de l’odeur de la ville, de ses lumières, de son architecture, de son histoire. Nous nous étions gavés, mais c’était quand même la fin de la ballade, et bientôt l’heure du retour.

Nous ne sommes pas allés dans le quartier Cannaregio - j’aurais aimé voir l’ancien ghetto -, ni celui de Castello ; impossible de faire plus en un jour. Nous reviendrons, si des circonstances futures le permettaient.

Le soleil se couchait, le ciel rosissait, il se faisait faim, car les nourritures de l’esprit ne suffisent pas au corps et nous avions beaucoup marché ; nous avions atteint le quartier du Dorsoduro, et nous descendions la calle Lunga San Barnaba, longue et mince artère parallèle aux rios de San Barnaba au nord et del Malpaga au sud, lorsque nous avons été interpellés par un serveur de restaurant qui faisait devant sa porte l’article pour sa boutique : l’Osteria San Barnaba, modeste établissement, mais de sympathique apparence.

Le hasard nous tendait les bras, et nous acceptâmes son invitation. Repas de poisson, salade, vin de Valpolicella, glace en dessert, pas de grande gastronomie, mais un repas typiquement italien dans un cadre chaleureux, servi par un autochtone parlant un français touristique, qui s’efforça de nous rendre ce moment de détente encore plus agréable.

C’est surtout au moment du départ qu’il nous fut vraiment utile : comme nous nous étions passablement égarés, il nous indiqua avec précision le chemin à suivre pour retourner à notre voiture sans nous égarer à nouveau.

Un peu fourbus, mais rassasiés, nous prîmes congé et, munis de ses instructions, nous allâmes encore par d’autres ponts et d’autres ruelles, longeant pour finir une belle allée arborée.

Terminus du voyage intemporel dans la Venise d’aujourd’hui, avec un beau reportage photo en données numériques embarquées, traces contingentes d’une Venise menacée par la montée des eaux et l’usure de ses fondations - des troncs de bois enfoncés dans le sable de la lagune depuis un millénaire et demi - dont l’avenir est aussi incertain que notre propre condition : tout est périssable, jusqu’à nos souvenirs, mais en attendant, les images ramenées de cette journée et la charge émotionnelle qui les accompagnent, demeureront dans notre histoire, ma compagne et moi, comme l’un des plus forts moments que nous ayons partagés.

Par la Via della Libertà, nous avons traversé en sens inverse le bras de lagune nous séparant de Mestre, retour Vérone, par une fin de journée lumineuse, le soleil couchant face à nous, des reflets de canal et des façades de palais plein la tête, le cœur encore battant de nos émotions vénitiennes.

 

PADOUE

 

Basilique Saint Antoine de Padoue

 

PADOUE

Le jour suivant, nous sommes allés rejoindre nos amis, partis un peu avant, à Padoue, à 80 kilomètres de Vérone, dans la plaine du Pô.

La ville de Padoue est une ancienne cité étrusque ; elle peut paraître avoir moins de charme que Vérone, moins d’attrait pour l’œil que Venise (elle a aussi ses canaux), mais elle n’en est pas moins pittoresque et également très bien dotée en architecture et en histoire.

Comme toutes les villes italiennes de cette région, Padoue fut sous influence romaine (Tite-Live y naquit), elle fit même partie de la 10e région romaine, puis subit les assauts des Huns qui attaquèrent la ville en 452. Ce fut ensuite le tour des rois goths d’y prendre le pouvoir, avant que ceux-ci le cèdent à l'Empire byzantin. Puis la cité traversa le Moyen-âge et la Renaissance, marquée par la domination vénitienne.

Pour la petite anecdote, après Juliette à Vérone, Padoue est le lieu où se déroule la majeure partie de l'action de La Mégère apprivoisée de Shakespeare.

Padoue m’aura marqué surtout par sa basilique, un incontournable, et par son université, une des plus anciennes d’Europe.

Padoue accueille dans son écrin une des plus belles perles de la Renaissance italienne, et sa notoriété repose beaucoup sur son saint patron, Saint-Antoine, certainement le plus populaire de la fraternité des saints. Saint-Antoine est en effet le patron du Portugal, des marins, des naufragés, des prisonniers, des pauvres et des oppressés, des affamés, des cavaliers, et d’autres encore ; il est surtout et traditionnellement invoqué pour retrouver des objets perdus.

Qui était Saint Antoine ? Fernando Martins de Bulhões est né en 1195 à Lisbonne et mort le 13 juin 1231 près de Padoue ; jeune noble devenu prêtre, puis franciscain (frère Antoine), ensuite missionnaire, prédicateur de renom et thaumaturge, maître de doctrine spirituelle, conseiller du Pape Grégoire IX, il fut canonisé en 1232, moins d’un an après sa mort. Souvent représenté comme un homme chétif et de faible constitution alors qu’il était de forte corpulence, il était réputé pour son grand talent d'orateur et d'érudit et pour ses actes de guérison. Impossible en ces lieux de ne pas convoquer le père Cléry, aumônier et professeur de dessin du lycée saumurois où je fis mes études, et dont Saint Antoine est le saint tutélaire.

 

Nous avons rejoint nos amis qui nous attendaient avec notre guide, une padouane très instruite, près de l’entrée de la basilique, un peu en retrait, à l’ombre à cause du fort soleil.

Notre guide nous désigna l’entrée ouvragée de la basilique, et nous expliqua qu’extérieurement, le style de l’ensemble est plutôt hétéroclite, avec une façade romane, des coupoles byzantino-vénitienne, une tour conique, des clochers et un intérieur gothiques. Mais le plus spectaculaire se trouve à l’intérieur.

La surprise et l’étonnement ressentis en pénétrant dans l’édifice sont à mettre en parallèle avec le choc perçu en entrant dans San’ Anastasia de Vérone : la basilique Saint Antoine nous aura laissé la plus forte impression de notre découverte de Padoue.

En entrant, l’interdiction est stricte, pas moyen de prendre des photos ; il n’y aura donc que la mémoire de l’œil, et celle du cœur. Toutefois les guides papier avec leurs photos officielles sont des aides précieuses pour se souvenir.

La basilique Saint Antoine est la deuxième plus grande église de la ville. Cependant elle n'est pas l’officielle cathédrale padouane, titre qui revient au Dôme de Padoue, que nous visiterons aussi plus tard. La construction de la basilique a été décidée un an après la mort de saint Antoine, elle dura de 1238 à 1310 (approximativement à la même période que celle de Notre-Dame de Paris). D'abord église franciscaine constituée d’une seule nef et une petite abside, deux nefs latérales y furent ajoutées entre 1256 et 1310. L'aspect de la basilique se modifia continument du XIIIe au XVe siècle, surtout après un grave incendie qui entraina l'écroulement d'un clocher.

À l’intérieur, on peut découvrir six chapelles et à l’extérieur, quatre cloîtres, mais ce sont surtout ses chapelles qui présentent un caractère d’exception.

Il serait trop long et certainement fastidieux de faire le tour de chacune et de décrire la totalité des œuvres qu’elles contiennent, bas-reliefs, peintures, sculptures, calices, ciboires, ex-voto, en grand nombre et d’une beauté fascinante. Toutefois, une chapelle en particulier a retenu notre attention, et nos regards, et nos émotions : la Chapelle des Reliques, ou Chapelle du Trésor. Elle contient principalement celles de saint Antoine, parmi d’autres plus modestes. De style baroque, œuvre probable de l’architecte Tullio Lombardo, cette chapelle présente un ensemble en marbre d’une très grande beauté, à la gloire de Saint Antoine, scénographie en trois niches montrant de nombreux reliquaires en or, des objets liturgiques et sacrés, d’anciens vœux, associés à d’autres trouvailles surprenantes, comme une masse d’arme turque, le verre d’un hérétique, une pierre de Gethsémani, entre une vingtaine d’autres de même tenue.

La chapelle du Trésor s'ouvre sur la nef latérale par une façade en arcades à quatre colonnes et pilastres latéraux, surmontée de médaillons représentant les quatre évangélistes en buste. Au centre de l’espace, se trouve l’autel-tombeau de saint Antoine, dit ‘l’Arche’, œuvre de Tiziano Aspetti.

Pour approcher de près les niches-vitrines du fond de la chapelle, en forme d’arc de cercle, il faut ‘faire la queue’ devant le petit portillon qui en autorise l’accès, et attendre que les visiteurs en cours aient libéré l’espace. Celui-ci est une sorte de chemin incurvé, séparé du reste de la chapelle par une balustrade, elle-même surmontée de statues, qui représentent Saint François d’Assise, à gauche, quatre allégories des vertus pratiquées par Saint Antoine, la Foi, l’Humilité, la Pénitence et la Charité, saint Bonaventure à droite et, au-dessus de la niche centrale, Saint Antoine lui-même, en gloire.

Durant notre attente, nous étions parvenus devant Saint François d’Assises, et ma compagne me fit remarquer un petit personnage en marbre, assis aux pieds du saint, un angelot dont la main droite tenait son menton et la main gauche était posée sur un crâne, les jambes négligemment croisées dans une posture décontractée, sans doute une figure allégorique ; il paraissait comme vivant, le marbre de ses cuisses nues semblait être de vraie chair, sans doute poli par d’innombrables mains indélicates mais sensuelles, et ma compagne me dit qu’elle avait envie de le prendre dans ses bras. Magie et talent du sculpteur Filippo Parodi ; le petit détail qui révèle la force du tout.

Le plus surprenant est la niche centrale ; comme un présentoir anatomique, elle abrite une véritable collection de restes sacrés : un incroyable reliquaire du XIVe siècle contient le menton de saint Antoine ! Deux autres présentent, l’un la langue et le second, l'appareil vocal du saint ; un quatrième montre une Croix en cristal. Dans d’autres lieux saints, j’avais déjà vu des crânes, des ossements, mais des organes humains, ou ce qu’il en reste, c’était la première fois (peut-être un cœur, j’ai oublié où). La langue que l’on voit ici est un prodige perpétuel. Lors du transfert du corps de Saint Antoine, en 1263, dans la toute nouvelle basilique, Saint Bonaventure, alors ministre général de l’Ordre, qui assistait à l’opération, trouva dans le cercueil ouvert la langue de Saint Antoine miraculeusement intacte. Huit cents ans après la mort du saint, sa langue se conserve intacte, par un miracle unique dans l’histoire, riche de sens religieux, scellant symboliquement l’œuvre d’évangélisation de Saint Antoine, mission orale s’il en fut. Pour servir d’écrin à cette curiosité, le reliquaire qui conserve la sainte ‘menteuse’ est un chef-d’œuvre en argent doré, finement ciselé et réalisé par l’orfèvre Giuliano da Firenze.

Le reliquaire juste au-dessus, en forme de buste, avec un visage en cristal auréolé d’or, abrite le menton d’Antoine et n’en est pas moins une autre curiosité étonnante. Dans la même niche, au-dessous de la langue, l’appareil vocal de Saint Antoine est présenté dans un reliquaire récent (il date de 1981) : il s’agit des cartilages du larynx, encore bien conservés, d’où sortirent les pieuses paroles d’Antoine, orateur de talent.

Vingt-quatre pièces au total dans les trois niches, toutes plus surprenantes les unes que les autres - un doigt et des cheveux d’Antoine, du sang de Saint Félix, un fragment du bois de la sainte Croix, un doigt de Saint Laurent. Ces reliques sont les restes ‘mortels’ et ‘consacrés’ de ceux qui ont été reconnus comme saints ou martyrs. Les vénérer, pour les chrétiens de l’époque (peut-être encore ceux de maintenant, mais de moins en moins), représentait un acte de foi ; aujourd’hui, elles font surtout un effet particulier sur le visiteur. Le tout dans le fragment.

 

Photo par Didier Descouens

Le maître-autel et les cinq autres chapelles mériteraient autant d’attention ; ces réalisations architecturales offrent au regard bien d’autres merveilles et curiosités ; mais le mieux, vraiment, lorsqu’on le peut, c’est d’aller voir sur place ; rien en effet, ni texte ni photos, ne peut atteindre le haut niveau d’émotion produit par la découverte in situ de toutes ces œuvres remarquables, ou par la douce caresse sur la cuisse de marbre replète d’un angelot énigmatique.

On entre dans la basilique Saint Antoine de Padoue comme un simple visiteur, on en ressort comme un pèlerin.

Et nous en sortîmes, tout abasourdis, pour passer au cloître ; il y en a quatre autour de la basilique, mais nous n’en visitâmes qu’un seul, celui dit du Général (ou de saint Luc), merveilleux cloître gothique datant de 1435, qui permet d’accéder au musée d'art sacré et à la bibliothèque antonienne : belle promenade, voûtes gothiques, colonnes, fresques, rien ne manquait à la perfection de l’endroit.

 

Ensuite, un peu remis de nos émotions, toujours accompagnés de notre guide, nous continuâmes notre ballade dans la vieille ville : un réseau dense de rues à arcades ouvrant sur de grandes places.

En passant devant le bâtiment de la préfecture, nous avons découvert la tombe dite Antenore, un édicule médiéval qui, selon la légende, devrait contenir les restes du mythique fondateur de Padoue. Nous n’avons pas vérifié.

 

Dans toutes les rues parcourues, nous avons eu l’occasion de rencontrer de très jolies portes, richement ouvragées, souvent bien conservées, donnant certainement accès à des villas magnifiques ou à des palais dont ne pouvions voir que les séduisantes façades.

Nos pas nous amenèrent bientôt au cœur de la ville. Nous étions arrivés devant le Palais Bo, ou Palazzo Bo, si l’on préfère l’italien, plus chantant, palais qui héberge depuis 1793 le siège de l'université de Padoue, elle-même fondée en 1222, une des plus anciennes du monde, qui fit la célébrité de la ville dans toute la chrétienté médiévale. Le palais abrite un théâtre anatomique permanent longtemps considéré comme le premier de son genre.

 

Dès les premiers temps, la réputation de Padoue a attiré des étudiants du continent entier. D’importantes personnages ont étudié ou enseigné à Padoue ; après les sciences (Galilée, Copernic) et la philosophie, l'université s’est ouverte aux arts et a attiré de nombreux artistes de renom, tels que Giotto, Fra Filippo Lippi ou Donatello.

L'un des professeurs les plus célèbres ayant enseigné dans cette honorable université est Galilée, qui y dispensa des cours de mathématiques.

La place de Padoue dans l'histoire de l'art est presque aussi importante que sa place dans l'histoire intellectuelle, et son héritage culturel est immense.

Mais sa filiation artistique semble avoir quelque peu dégénéré. En effet, sur la place de l’hôtel de ville, face à l’entrée de l’Université, un fonctionnaire zélé de la commune avait cru bon d’autoriser l’exposition publique de deux sculptures d’art contemporain qui, comme souvent, nous imposent un quota de laideur que personne, de soi-même, n’irait solliciter. Une fois de plus, on est obligé de constater que l’artiste a atteint un sommet de vacuité. On comprend vaguement qu’il a voulu représenter, dans un cas un personnage évidé (vidé de sa substance), tête creuse sans yeux, avec un énorme boulet au pied ; pour l’autre, un crucifix d’un genre douteux, avec un christ difforme, fait d’une sorte de cire rouge dégoulinante. Après ce que nous venions de voir dans la basilique, j’ai eu un hoquet, et comme une légère envie de vomir. Mais ne rien dire, juste laisser le ‘truc’ s’exprimer lui-même.

 

Le Maître de Sant’Anastasia, sculpteur du Christ que nous verrions plus tard au musée du Castelvecchio de Vérone (photo ci-contre), s’il avait vu cette monstruosité de résine rouge dégoulinante accrochée à une croix, avec une queue de sirène, aurait peut-être pleuré, ou crié à l’hérésie.

Pour faire passer ce goût amer d’art comptant pour rien, notre guide eut la bonne idée de nous indiquer un endroit sublime où elle nous conseillait de faire une petite pause ; ce qu’ayant dit, elle prit congé de nous et nous laissa librement improviser la suite de notre visite de Padoue.

 

Le lieu indiqué était le mondialement connu Caffè Pedrocchi, situé juste en face de l’entrée du Palazzo Bo. Chargé d’histoire et de mémoire, il a accueilli de nombreux écrivains parmi lesquels Stendhal, lord Byron, Dario Fo. Jusqu'à la fin de la Grande guerre, le Caffè Pedrocchi fut connu aussi comme le « Café sans porte » car il était ouvert nuit et jour, sans interruption.

À l'intérieur, une grande salle, nommée Rosa, occupe tout le rez-de-chaussée. Nous y pénétrâmes, il y avait peu de clients, l’endroit était calme. Nous nous y installâmes confortablement, à une table ronde, pour nous désaltérer, dans une ambiance feutrée ; aussi pour ‘digérer’ un peu la basilique, et encaisser le contre- coup d’art contemporain que nous venions de prendre.

Après avoir repris notre déambulation padouane, nous sommes arrivés sur une grande place, bordée sur tout un côté par le Palazzo della Ragione (Palais de la Raison), immense édifice au cœur de la ville, ancien siège de l'administration et des tribunaux.

 

Commencé en 1172 et achevé en 1219, le palais sépare en fait deux grandes places, l’une dites ‘aux Herbes’ et l’autre, ‘aux Fruits’ (piazza delle Erbe, piazza dei Frutti), qui accueillent les commerçants de la région les jours de marché.

Les bons guides indiquent que l'étage supérieur est occupé par « la plus grande salle suspendue au monde », le Salone (le Salon) : longueur 81 m, largeur 27 m, hauteur 27 m, englobant ainsi un volume intérieur de 40 000 m3 environ. Le plafond est une immense voûte de charpente apparente sans colonnes de soutien.

Sous le Salon ont été aménagées deux immenses galeries marchandes parallèles qui accueillent principalement des commerces d'alimentation.

Nous ne verrons que l’extérieur de ce palais, mais la façade seule vaut le détour et un temps d’observation.

Quelques rues encore, des voûtes, des colonnes, des façades aux couleurs ocre, brun-pâle, jusqu’à parvenir au Dôme.

            

 

La Cathédrale Santa Maria Assunta, autrement dit le Dôme[1] de Padoue, est le résultat de trois constructions successives d’églises sur le même emplacement. La première fut construite à partir de 313 et détruite par le tremblement de terre du 3 janvier 1117 (le même qui détruisit en grande partie l’enceinte extérieure des arènes de Vérone) ; elle fut ensuite reconstruite deux fois, dans des styles différents, à l’initiative de quelque grand seigneur ou prélat.

Ce que nous pouvons en voir aujourd’hui extérieurement est une façade de briques de terre cuite percée de trois portails, le plus grand au milieu ; à droite est accoté un beau baptistère de style roman. Nous avons fait une courte incursion à l’intérieur, un bel espace lumineux, recelant, là encore, des trésors insoupçonnés : chapelles contenant des statues réalisées par les plus grands maîtres, la chaire sculptée par Filippo Parodi – celui-là même qui conçut la chapelle des Reliques dans la basilique Saint Antoine –, autels baroques, retables, vierge à l’enfant, autant de merveilles que nous n’avons pas pris le temps de découvrir en détail ; nous étions encore sous l’effet ‘Saint Antoine’, et il eut fallu revenir un autre jour pour aller plus à fond dans la visite de ce nouvel édifice ; nous n’étions plus en capacité de recevoir une nouvelle dose de chrétienté gothique.

*

Curieusement, alors que j’étais en train de rédiger ces lignes, j’ai appris, en même temps que le monde entier, l’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019. Immense tristesse, choc des images ; le feu dévorant la toiture, la flèche de Viollet Le Duc en proie aux flammes, qui s’effondre ; une charpente millénaire qui part en fumée ; images relayées en direct et instantanément sur toute la planète : en même temps le Japon, le Canada, la Thaïlande, la Chine, et l’Uruguay, le Chili la Sibérie, découvraient les tristes images de Notre Dame en feu. Un temple de l’humanité était en train de brûler, le monde s’émouvait ; force de l’image et de la communication moderne via internet.

Immédiatement après l’émoi, l’argent : désastre financier et défi technique. Si tout ne s’écroule pas, il faudra des sommes folles et des années pour reconstruire un tel édifice. Et là, une question se pose : avec les techniques anciennes, en bois, pour la charpente ? Ou avec des matériaux modernes et les techniques actuelles, pour cette reconstruction monumentale ? Discussion dans les médias, avis des spécialistes et de tous ceux qui ont des idées sur tout et surtout des idées ; on s’accorde à dire qu’il faudra d’abord l’avis des experts, ensuite certainement beaucoup de temps, d’argent, et de compétences ; et aussi penser aux responsabilités et aux erreurs qui furent fatales.

Dans la foulée le président de la République annonce que la cathédrale sera reconstruite – quasiment personne n’en doutait –, mais en cinq ans. Cela devenait un challenge. Ou un scoop. Car cela pouvait signifier que la décision avait déjà été prise d’utiliser des matériaux modernes plus légers, ininflammables, robustes et durables, que l’on peut monter au sol, permettant un assemblage rapide et qui conserverait parfaitement l’aspect extérieur ; mais alors l’armature intérieure serait profondément modifiée. Le bâtiment dans son ensemble en serait-il modifié ou bien plutôt continuerait-il d’évoluer, de changer selon les exigences du temps et les accidents de l’existence ? Un architecte connu disait sur les ondes d’une radio nationale peu après l’incident (l’incendie) que le patrimoine était vivant, et que pour qu’il continue de vivre, il fallait qu’il évolue avec son temps : matériaux, techniques de construction et de restauration, systèmes de sécurité, tout cela changeait et devait être adaptable. D’autant plus que ces changements se font vite, et à notre époque, la vitesse est une composante consubstantielle de notre vie.

La question reste entière : matériaux anciens et techniques traditionnelles pour reconstruire une belle charpente en bois à Notre-Dame de Paris (mille arbres coupés) ou plutôt des matériaux modernes (acier, béton) pour une charpente haute technologie ? Une flèche en carbone pour continuer de faire évoluer le patrimoine ? ou refaire à l’identique celle conçue par Viollet Le Duc ? Des monteurs high-techs ou des compagnons du devoir qui transmettent la tradition et perpétuent d’anciennes techniques de construction qui risqueraient de se perdre sinon ?

Pourquoi pas une cathédrale gothico-contemporaine ? Il ne s’agirait finalement que de faire comme les anciens de Padoue, qui ont reconstruit trois fois au même endroit une église qui avait été détruite une fois par un tremblement de terre, et rénovée ou refaite par deux fois ensuite. Ce qui donne le Dôme, que nous venions de visiter brièvement, et dont la façade est restée inachevée. Pour Notre-Dame, la question n’est pas tranchée, nous verrons dans quelques années, comment elle aura été restaurée et les décisions qui auront été prises.

*

Nous devions faire quelques courses pour finir la soirée, mais mon ami Jacques avait encore une petite motivation, il désirait particulièrement aller voir la chapelle des Scrovegni (ou église de l’Arena, du fait qu’elle ait été construite sur l’emplacement de l’ancienne arène romaine), dont les murs intérieurs sont entièrement couverts de fresques réalisées par Giotto. Un dictionnaire libre bien connu du Net précise que « la décoration de la chapelle des Scrovegni par Giotto est une des réalisations les plus magistrales de l’histoire de l’art occidental. Ce cycle de peintures murales, réalisées au début du XIVe siècle, chef-d'œuvre de la peinture du Trecento italien et européen, présente une unité cohérente, une gamme de couleurs vives et des figures dotées d'une rare expressivité. Il est considéré comme le cycle de fresques le plus complet réalisé par le maître toscan dans sa période de maturité ». Rien que ça. Jacques m’avait déjà donné son avis sur la chose, et cela justifiait grandement sa motivation à s’y rendre.

*

Partis faire nos courses, nous apprîmes plus tard, en retrouvant nos amis, qu’il fallait réserver pour visiter, et respecter certains horaires ; il était trop tard pour faire cela le jour même. Au grand regret de Jacques, la visite tomba à l’eau, mais cela constitue désormais un excellent motif de revenir un jour à Padoue.

 

Le Musée du Castelvecchio

 

Le Castelvecchio de Vérone

 

Le Museo Civico di Castelvecchio

Le dernier jour de notre séjour à Vérone, nous avions choisi d’aller visiter le musée du Castelvecchio. Nos amis l’avaient déjà visité, lors de notre journée à Venise, et avaient opté de leur côté pour le lac de Garde. L’après-midi était bien ensoleillé et c’est donc sans guide, que ma compagne et moi y sommes allés, à pied par les belles rues de Vérone.

 

Le musée du Castelvecchio est installé dans l'ancien manoir qui fut jadis le siège de la famille Della Scala.

La frustration de l’avant-veille, de n’avoir pu entrer dans aucun monument vénitien (d’ailleurs, en aurions-nous eu le temps ?), fut largement compensée par la visite de ce musée grandiose.

Je connais le Louvres, le musée Groningen, à Bruges, la Galerie des Offices de Florence, et quelques autres de moindre renom, mais le musée du Castelvecchio de Vérone me laissera un souvenir à jamais indélébile, une émotion esthétique incomparable, une expérience avec l’art et la pensée sans égale jusqu’à ce jour pour moi.

Le château médiéval, qui fut construit entre 1354 et 1356 par Cangrande II, est l’ancienne résidence et forteresse des seigneurs de la famille Scaligeri ; il abrite depuis 1924, sous l’impulsion de l’architecte Carlo Scarpa, les collections d'art de la ville de Vérone. L’édifice, construit tout en brique rouge, qui a été restauré et aménagé au début du XXe siècle, de belle allure, est le monument le plus important de l'architecture civile du Moyen Âge à Vérone.

Une fois passée la billetterie, nous pénétrons dans les premières salles du musée municipal, qui présentent l'art véronais du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle.

Je ressens un choc, j’ai un pressentiment, je m’aperçois immédiatement que ce que j’ai sous les yeux dépasse l’ordinaire, et que les collections que je vais découvrir constituent un sommet de la muséographie italienne.

D’abord la salle des sculptures, principalement de la période romane ; on y trouve des statues de la première moitié du XIVe siècle, réalisées par le Maître de l'Église véronaise Sant' Anastasia, qui constituent un des témoignages les plus importants de l'époque des Scaligeri. Surprise devant le tombeau des saints Serge et Bacchus, son bas-relief de 1179. Éberlué devant le Crucifix, une œuvre en tuf du XIVe siècle provenant de l'église de San Giacomo in Tomba, et dont le cri du Christ en croix semble encore retentir à mes oreilles ; bras ballants devant Sainte Cécile et Sainte Catherine, du même Maître de l'Église Sant'Anastasia (l’auteur des fresques du portail de San’Anastasia, artiste dont on ne connaît rien de la vie).

Mon vieil ami l’abbé Cléry, maître-verrier, aumônier et professeur de dessin au lycée, m’avait initié autrefois à la manière de regarder un tableau. Il s’agissait, disait-il, de voir dans une œuvre pas seulement l’aspect de l’ensemble, mais la subtilité de certains détails, qui en révèlent souvent l’intérêt ou la grandeur. Il avait pris pour exemple une madone peinte à la Renaissance, peut-être la Madone des près, de Giovanni Bellini, mais bien plutôt La Maesta, Madone en majesté de Cimabue, technique dite tempera sur panneau, visible à la galerie des Offices à Florence - mais il y en a eu tant de peintes à l’époque. En faisant une sorte de rectangle formé avec les pouces et index de ses deux mains, il délimitait ainsi une étroite fenêtre au travers de laquelle il était possible d’observer un fragment de la peinture. Il s’approchait alors de la toile en visant un endroit particulier, qu’il avait immédiatement repéré ; là avec La Maesta, un détail du drapé de la madone, avec ce commentaire : voilà l’endroit qui compte, ce petit bout de drapé, remarquablement détaillé, fin, délicat, preuve du grand talent de l’artiste, et qui donne le mouvement à l’ensemble, sa grâce et sa légèreté ; cette peinture pourrait se ramener à ce petit fragment, toute la valeur de l’œuvre réside dans ce petit espace de peinture.

Jacques plus tard m’avait refait la même démonstration, avait repris la même méthode d’observation et d’analyse. Parfois même, on pourrait isoler un fragment de tableau qui pourrait à lui seul en constituer un autre ; c’est le cas par exemple avec Mondrian, dont on peut isoler un carré de la toile et en obtenir ainsi une seconde, au format réduit, mais pareil avec Cézanne ou Pollock. Cela me rappelle aussi un passage de Proust, dans La Recherche du temps perdu, qui raconte comment Bergotte, écrivain, personnage de son roman, après avoir lu l’article d’un célèbre critique de l’époque, retourne voir un tableau qu'il adorait et croyait très bien connaître, la Vue de Delft de Vermeer, dans lequel le critique signalait un petit pan de mur jaune qu'il ne se rappelait pas. Quand il fut enfin devant le Vermeer, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, vit que le sable était rose, et enfin put vérifier la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune, si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, « comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même ».

Depuis, et encore, c’est en appliquant cette méthode que je regarde les œuvres d’art, en allant chercher le détail significatif, le ‘petit truc’ caché qui lui donne son sens ou sa force, ou sa beauté. Ainsi, devant les sculptures du Castelvecchio, adaptant ma méthode en utilisant l’objectif de mon appareil photo comme l’abbé faisait avec ses doigts, j’isolais certains détails, comme ce Christ en croix, aveuglé, dont le cri semble encore sortir de la bouche.

 

L’inclinaison de la tête, les plis du cou, la masse des cheveux, la barbe, la bouche déformée par la douleur, le regard vide et perdu, sont réalisés avec tellement d’intensité dans l’émotion qu’ils dégagent, que l’on se croirait devant une scène réelle et vivante, qui donne toute sa force à l’idée du sacrifice offert que représente ce Christ en croix : impressionnant, renversant, sublime. Je n’avais jamais vu une expressivité pareille, pas même sur le visage d’un vivant. Et déjà la question qui m’était mille fois venue en voyant des peintures en maint autres endroits auparavant : qu’est-ce qui animait ces grands artistes, d’où venait leur inspiration, pour réaliser des œuvres pareilles ? Ici plus que dans nul autre lieu je n’ai eu cette question présente à l’esprit.

  

Toutefois, en pieds, dans leur entièreté, les autres sculptures ne dégageaient pas moins de semblables émotions, ne manquaient pas d’évoquer puissamment la foi, la connaissance, la passion, dans leurs formes lithiques si habilement exécutées par les maîtres de l’époque.

    

Les cheveux tressés d’une statue de femme, ou le visage sévère de la mère tenant son enfant sur ses genoux, dont la main s’agrippe à un revers de son châle, sont d’une rare puissance évocatrice, en même temps que la révélation d’une technique et d’un savoir-faire très exceptionnels.

Il y a trente salles au musée du Castelvecchio, et je n’étais pas au bout de mes découvertes ni de mes surprises, car il y avait encore toutes les peintures à voir.

Que dire ? Les mots manquent pour évoquer tant de beauté, de hauteur de vue, d’incroyable technique de représentation, de génie, de travail et de sens esthétique. J’étais comme subjugué par ce que je voyais, submergé par tant d’émotions vives et répétées. Dans un seul autre endroit j’avais ressenti une aussi vive émotion devant de la peinture : au musée Groningen à Bruges, face à des œuvres de Van Eyck et de Memling.

Un véritable trésor se présentait ici devant moi, constitué d’innombrables perles, rivalisant de couleur et de formes, des pièces d’une inestimable valeur, une profusion de richesse et de rareté qui envahissait tout l’espace immense de ce musée hors norme.

Les peintures, ici, sont toutes l’œuvre des grands maîtres vénitiens comme Mantegna, Bellini, Tintoret ou Véronèse, et leur donner une échelle de valeur ou les classer par ordre de rivalité en beauté n’aurait aucun sens. Que ce soit la Madone du chêne de Girolamo dai Libri, la Madonna del Roseto de Stefano da Verona, la Sainte Famille, d’Andrea Mantegna, ou la Crucifixion et Madonna dell'Umiltà, de Jacopo Bellini, ou encore la Vierge à l'Enfant, de Gentile Bellini, elles se surpassent toutes, elles éclatent de lumière, elles transcendent la foi qu’elles évoquent, elles forcent au respect et à l’admiration, et mes yeux pleuraient d’un bonheur indicible.

Le temps était suspendu, le temps s’était arrêté, laissant totalement libre la place à l’émotion. Laissons donc les images parler d’elles-mêmes, sans le recours aux mots pour les expliquer ou les commenter ; les rehausser n’en parlons pas ! Toujours aller chercher dans le détail, dans le petit coin caché qui recèle la clé ou le mystère de l’œuvre ; et se contenter de voir, en silence, de tout son regard, ces merveilles ainsi exposées.

 

 

 

Dieu ces regards extatiques, ces expressions surnaturelles ! Ces visages incarnés ! Ces subtiles nuances de la vie exprimées avec tant de force ! On en regretterait le temps où il n’y avait ni la photographie ni les réseaux sociaux.

  

 

Comme si j’avais appelé l’enfant, le distrayant de sa tétée, il a détourné le regard et lâché un instant le sein de sa mère pour me regarder : inexprimable émotion.

 

La Madonna della Quaglia (Madone à la caille, peinte vers 1420), de Pisanello, est un pur chef d’œuvre, et Pisanello, le peintre aux sept vertus (référence au titre de l’ouvrage que lui a consacré le Louvres), est un immense artiste de la Renaissance ; nous avions déjà vu la fresque réalisée par lui à Sant’Anastasia de Vérone, au-dessus du porche.

Quelques mots à son sujet en particulier, d’après ce que les conservateurs du musée du Castelvecchio en ont écrit ; Pisanello, de son vrai nom Antonio di Puccio Pisano, ou Antonio di Puccio da Cereto, serait né à Pise vers 1395 et mort à Rome vers 1455 ; il fut peintre, médailleur et enlumineur à l’époque de la Renaissance italienne et du Quattrocento. Son surnom - qui signifie : « le petit Pisan » -, et la situation sociale de son père, citoyen aisé de Pise, ont fait supposer qu’il était né à Pise et que sa mère, Elisabetta, ne s’est installée avec lui à Vérone qu’en 1409, une fois devenue veuve et remariée.

Pisanello lui-même acquiert une maison à Vérone en 1422, mais il est itinérant, on le retrouve à Venise, à Ferrare, et à la cour de Gianfrancesco Gonzague à Mantoue ; puis à Rome, à Milan et à Naples. Pisanello est l’exemple type du peintre voyageur, et à l’époque ils étaient nombreux dans ce cas, allant ainsi de ville en ville, de chantier en chantier, tâcherons de l’évêque, artisans du prince, toujours suivant les voies du Seigneur.

Lors de son séjour à Venise, Pisanello travailla aux côtés de Gentile da Fabriano, aux fresques du Grand Conseil du Palais des Doges. Puis, en 1431, il travaille à la basilique Saint-Jean de Latran de Rome. Il achève le cycle des fresques consacrées à la vie de saint Jean-Baptiste, commencées par Gentile da Fabriano, mais interrompues par la mort de ce dernier en 1427, fresques qui ont été détruites. On imagine ce que cet homme a accumulé d’expérience, de savoir et de rencontres exceptionnelles tout au long d’un tel périple.

Voyage et peinture.

Pisanello retourne à Vérone après son séjour romain. À la fin de ce séjour véronais, il peint le décor de la chapelle Pellegrini de l’église Sant'Anastasia. Vasari évoque trois fresques, mais une seule nous est parvenue, celle précisément que nous avions vue en visitant Sant’Anastasia, qui représente saint Georges partant combattre le dragon, où il fait preuve d’une innovation importante en introduisant la perspective dans son tableau (ça ne se faisait pas auparavant).

En voyant cette Madone à la caille au Castelvecchio je savais que je n’oublierais plus jamais ce peintre, qui n’était pour moi jusqu’alors, qu’un nom célèbre de la Renaissance italienne.

Impossible d’énumérer et encore moins de commenter toutes les œuvres exposées, ni de faire le savant érudit en nommant chacun de leurs auteurs ; encore moins d’en expliquer le sens ou l’histoire : pour cela, l’idéal, une fois encore, lorsqu’on le peut, est tout de même de venir voir sur place ; il n’y a pas mieux.

Sonné par les choses vues, installé à la terrasse d’un café devant une bière fraîche, je me suis souvenu d’un extrait du Voyage en Italie, de Goethe, - relu pour la circonstance peu avant le voyage -, écrit à Vérone en septembre 1786, où l’on peut lire (je l’ai retrouvé depuis) : « Je ne dirai que peu de mots des tableaux que j’ai vus, et j’ajouterai quelques réflexions. Je ne fais pas ce merveilleux voyage pour m’abuser moi-même, mais pour apprendre à me connaître au moyen des objets ; et je me dis très sincèrement que j’entends peu de chose à l’art et au métier du peintre ».

Comme les livres, les peintures nous parlent, et nous renvoient des choses de nous, s’adressant au cœur.

 

Ce portrait n’en est-il pas le parfait exemple ?

 

Le barbier de Séville

(Il barbiere di Seviglia)

 

Le dernier soir de notre séjour, nos amis avaient donc réservé des places pour aller voir une représentation du Barbier de Séville, et le spectacle était donné dans les arènes. Le programme était alléchant et le lieu de représentation exceptionnel et grandiose.

Nous sommes descendus de notre résidence à pieds en flânant, mais pas trop, pour être à l’heure, et il valait mieux, car, disait Jacques, il y aurait foule et les gradins n’étant réservées que par travées, ensuite il fallait trouver sa place au mieux.

J’avais une idée de ce que j’allais découvrir à l’intérieur, mais pas encore de l’impression que j’en ressentirais ; d’après les dimensions extérieures de l’arène, ça devait être très impressionnant. J’avais vu les Pink Floyd en 1973 aux Arènes de Poitiers, mais la taille de celles de Vérone n’autorise pas la comparaison : Vérone joue en première division.

À la différence des cirques et des théâtres, extrapolés des édifices homologues de la Grèce antique, les amphithéâtres sont des monuments nés dans le monde romain pour y accueillir des spectacles inventés par les Romains et pris en charge par l’institution officielle, généreuse de ses bienfaits au peuple. Ces spectacles étaient d'abord des combats rituels en lien avec des cérémonies puis peu à peu, ils s'affranchirent des rites, se complexifièrent et se codifièrent. En même temps le lieu où ils se déroulaient s'organise en une aire d'affrontement entourée par un espace permettant de jouir d'excellentes conditions de confort et de vue.

Après avoir attendu un petit quart d’heure dans la file d’attente à l’extérieur, fouilles sécuritaires obligent, nous avons franchi la première arcade permettant l’accès à l’édifice ; vue de dehors, l’enceinte parait déjà monumentale, mais en y pénétrant, on reçoit un choc. Les gens progressaient lentement, filtrés par le personnel chargé d’orienter et d’accompagner les personnes vers leur travée respective. Pendant ce temps, je m’aventurais à découvrir le pan de mur extérieur encore conservé à cet endroit, pour mesurer et me représenter ce que devait être l’édifice lorsque ce mur d’enceinte était intégral. Énorme ! Je prenais quelques photos, et me mettais à imaginer : la foule de l’époque romaine grondait en attendant le début du spectacle, les gladiateurs, en sous-sol, se préparaient et s’échauffaient, les fauves feulaient dans leur enclos ; tous ces bruits me parvenaient, indistinctement, mais réellement, engendrés sans doute par la foule du soir qui gravissait les gradins. Les pierres anciennes témoignaient grandement de l’histoire des lieux, elles recelaient encore les traces des combats qui s’y déroulèrent autrefois, et l’on pouvait imaginer la liesse du peuple d’un côté, l’attente fébrile des gladiateurs de l’autre.

 

Les accès aux gradins se font par en dessous, en utilisant le réseau de galeries couvertes appelé vomitoire (vomitorium). Nous progressions donc lentement dans le vomitoire, et ce fut notre tour de ‘pénétrer dans l’arène’ ; arrivés en haut des marches nous avions débouché en pleine lumière, la cavea s’ouvrait largement devant nous. La cavea est la partie d'un amphithéâtre romain où se trouvent les gradins où s'assoient les spectateurs ; celle des arènes de Vérone a une longueur d'environ 138 mètres et une largeur de 110 mètres, pour une hauteur de 32 mètres ; c’est dire la monumentalité de l’ensemble.

La chaleur de la journée s’était accumulée dans le grand creuset de pierre, et il y régnait une température de chaudron ; les assises des gradins étaient brulantes et dures, mais nous avions eu la bonne idée d’acheter à l’extérieur à des vendeurs ambulants des petits coussins destinés justement à atténuer ces inconvénients ; sage précaution.

Nous étions parvenus quasiment tout en haut de l’arène, au niveau de la cavea ultima, aux avant-derniers rangs, et, installés dans la tribune nord, nous dominions parfaitement toute l’arène ; en bas, au milieu de l’espace réservé autrefois aux jeux et aux combats, un parterre de chaises confortables était réservé au public ‘people’ qui était en train d’y prendre place. Les allées étaient recouvertes d’un tapis rouge, qui pouvait rappeler le sang des gladiateurs répandu pendant les combats. Impossible de résister à la représentation mentale de ces jeux cruels, qui s’impose avec la force de l’histoire.

La scène, les décors et l’orchestre étaient installés dans la partie sud-est de l’ellipse, devant la grande porte par où entraient autrefois les gladiateurs ou les chrétiens martyrs, et qui permettait d’accéder aujourd’hui aux ‘coulisses’. De grands écrans numériques, qui se faisaient face sur les longs côtés de l’arène, affichaient des informations sur le spectacle, et durant celui-ci, le texte du Barbier y défilait, en italien.

 

À l’heure prévue par le programme, le soleil était descendu derrière la tribune ouest, tout le monde avait trouvé sa place, et le spectacle pouvait commencer.

*

 

Le Barbier de Séville est un grand classique du répertoire français, pièce de théâtre en quatre actes de Beaumarchais, jouée la première fois en 1775.

L'argument de la pièce est inspiré par l'École des femmes de Molière. Le comte Almaviva, tombé amoureux de Rosine, jeune orpheline, est prêt à tout pour l'arracher à Bartholo, son vieux tuteur, qui a depuis toujours l’intention de l’épouser. Il se déguise et tente de mener son projet à bien, mais il rencontre son ancien valet, Figaro, persifleur mais entremetteur, qui l'aidera dans ses desseins.

En creux, l'auteur fait une satire de la noblesse de son époque, par l'intermédiaire du personnage de Figaro, dont il se sert comme porte-voix pour faire passer ses messages.

Deux heures et demi de spectacle : un son exceptionnel restitué par une acoustique haute-fidélité, comme les romains savaient en produire, inégalée à ce jour, dans un cadre historique remarquable, des acteurs et chanteurs impeccablement rôdés à l’exercice, tout contribuait à un enchantement esthétique et musical, à une communion des milliers de spectateurs (nous étions ce nombre, mais les gradins à l’époque romaine pouvaient accueillir jusqu’à 30000 personnes), tous unis par la même ferveur moderne de se réjouir d’un pareil divertissement. Un entracte d’un quart d’heure à une heure de la fin nous permit de nous dégourdir les jambes et délasser les fessiers avant la dernière partie. Figaro ci, Figaro là !

Résonnant de mille notes, nos têtes remplies des beautés vues et entendues laissaient flotter des lambeaux de bonheur dans nos yeux éblouis.

Merci les amis pour ce moment.

 

 

Cyprès de France

Si près de France

 

Après le voyage

Le voyage n’est fondateur qu’en ce qu’il permet la découverte du monde et des autres, qu’il favorise la prise de conscience, et permet, in fine, de se réinventer.

Il y a un ‘avant’ le voyage, un ‘pendant’ le voyage et un ‘après’ le voyage, cette dernière période étant la plus favorable à la ‘reprise des travaux’, au malaxage de la matière mémorielle, à la synthèse qui permet la mise en œuvre du processus d’évolution ; cette période pendant laquelle le voyageur se régénère, se renouvelle.

Ayant eu la chance de ‘tenir’ une galerie d’art à Paris, au début des années 80, sous l’impulsion de Jacques, je me sens fondé à apporter ‘mon grain de sel’, non en tant qu’écrivain ou critique d’art reconnu, mais plutôt en tant qu’amateur éclairé qui connaît un peu le sujet de la peinture (si peu en fait). Cette expérience de ‘marchand’ m’a fait découvrir autrement la peinture, et un lien que j’ignorais : pour vendre une peinture, il faut toujours avoir une ‘petite histoire’ à raconter en association avec l’œuvre. Cette petite histoire peut être en lien avec la réalisation de l’œuvre, sa place dans le parcours de l’artiste, les évènements qui ont contribué à sa gestation (imaginons Guernica). Il peut aussi s’agir de rapports avec un écrivain, ce lien étroit qui s’établit entre peintre et auteur donnant lieu soit à un texte spécifique sur une œuvre ou une série particulière, soit un écrit de présentation à faire figurer au catalogue d’une exposition spécifique ; quoiqu’il en soit, ce rapport peinture/écriture est fondamental, essentiel dans l’œuvre d’un artiste peintre, autant que dans celle de l’écrivain, comme si l’une ne pouvait aller sans l’autre.

Les liens entre littérature et peinture sont riches et multiples, et nous avons de ce point de vue des exemples très anciens, comme la description détaillée du bouclier d'Achille dans l'Iliade d’Homère. Plus près de nous, parmi les écrivains poètes rencontrés à la Galerie, je pense à Jouffroy, dont les deux ouvrages : ‘Une Révolution du regard’ et ‘Les Pré-voyants’, publiés l’un en 1964 et l’autre en 1974, ont fait date dans le monde de l’art et de la pensée plasticienne de l’époque ; à Jean-Christophe Bailly, ami de Jouffroy et de Baatsch, rencontré aussi à la galerie, auteur de ‘La Légende dispersée – anthologie du romantisme allemand’ ; très beau texte qui, plus qu'une simple anthologie, est un feuilletage intensif du romantisme allemand, donnant une idée de l'étendue et de la richesse de ce mouvement, y compris dans la peinture. Bailly y parle de Caspar David Friedrich, peintre engagé, de façon admirable, et il fait tout au long de l’ouvrage des liens entre le voyage, la peinture et la poésie, avec comme guide cette phrase de Novalis : « L’homme n’est pas seul à parler – l’univers aussi parle – tout parle – des langues infinies ». P. Sergeant, proche de la galerie, au début, fut aussi l’auteur de nombreux essais sur l’art, dont ses textes sur Erro, Maurice Matieu, Hervé Bordas, entre autres.

Ainsi, le texte accompagne presque toujours l’œuvre picturale, simplement associé à la vente d’une œuvre, ou lien consubstantiel entre écriture et peinture.

L’écrivain est souvent un ‘voyeur’, capteur d’images et de scènes, qu’il peut ressentir parfois avec une certaine sidération. L'écrivain, sensible aux images, devant un tableau, peut se trouver inspiré, transporté, comme Bergotte chez Proust, devant le "petit pan de mur jaune" de la Vue de Delft de Vermeer. En mettant des mots sur son sentiment, il rend légitime l'exercice d'admiration.

D’autres encore s’y sont employés avec un talent insurpassable : Théophile Gautier, Baudelaire, ont été des critiques d’art fabuleux.

Mais la meilleure critique d’art est le petit coup ressenti au creux du ventre, un peu au-dessus du plexus, près du cœur, qui est un signe intérieur de richesse, l’aveu d’une émotion qui remplace tous les mots.

Si l’art n’a d’autre utilité, c’est là.

La question de l'utilité de l'Art est probablement aussi vieille que la notion d'art. Les écrivains s’y sont souvent penchés, soit du point de vue de l’écriture, soit de celui de la peinture. Yves Bonnefoy propose une réflexion sur l'image, la question du visible et la recherche poétique. Certaines œuvres littéraires peuvent à elles seules être considérées comme des tableaux, de la même manière qu'un texte est lui aussi « une fenêtre, un découpage donné sur le réel ». Le regard de l'écrivain enrichit notre conception des œuvres, tout comme il a besoin de la main et de l’œil du peintre : « si nous nous contentions de voir ce qui n'est que sous nos yeux, nous manquerions des milliers d'images ». 

Pour ma part, depuis longtemps, j’ai intuitivement associé le voyage, l’écriture et l’art, ayant toujours aimé voyager et toujours aimé l’art ; mon travail d’approfondissement et mon parcours m’ont permis ensuite de perfectionner ce lien. Ce qui fait que j’affectionne particulièrement les auteurs qui, ça ne paraîtra pas curieux, ont cela en commun d’être aussi des voyageurs : ceux cités au début de ce récit, bien sûr (Montaigne, Goethe, Stendhal, Dumas, Charles Dickens, Théophile Gautier, pour citer quelques classiques) ; mais d’autres encore ont ma préférence, parce qu’authentiques voyageurs, avant et autant qu’écrivains : je pense en particulier à Conrad, aux Jack, London et Kerouac, à Monfreid, Gogol, ou encore Alexandra David-Neel, sans pouvoir tous les citer, ils sont extrêmement nombreux, quand ce n’est pas la majorité.

Voyage et écriture, indissociablement liés, associés pour s’exprimer, l’un étant comme le miroir de l’autre (le Miroir de la mer, disait Conrad), la notion d’aventure toujours au cœur du sujet romanesque, symbiose mentale et physique se réalisant dans l’être et s’exprimant dans l’œuvre, mystère de la création. C’est en voyageant dans l’Univers que certaines bactéries contenues dans les comètes ont ensemencé la Terre. Terroir créatif de l’écriture, le voyage est le socle de l’imaginaire.

En allant en Italie, j’ai eu la plus flagrante des preuves que le voyage est aussi associé à la peinture ; j’ai pu vérifier ce que je savais déjà, qui était déjà une certitude, mais qui s’est imposé comme une évidence absolue : la peinture (la représentation picturale), à l’égal, si ce n’est plus, de l’écriture, est un immense moyen de connaissance et de transmission ; il permet et développe l’évolution personnelle, la découverte du monde, la prise de conscience de soi et des autres, de l’élévation et de l’évolution spirituelle ; rien tant que la peinture ne permet cette surface de projection où chacun peut confronter ses représentations personnelles aux réalités du monde et aux mystères de l’âme humaine… et en tirer de l’émotion et de la pensée, qui sont la quintessence de l’humanité.

Comment s’opère ce miracle, cette transformation métaphysique ? Comment la perception d’une œuvre d’art peut-elle changer notre vision du monde et notre façon de penser, l’influencer ? Vaste question, troublante révélation.

Que nous disent au juste les œuvres du rapport de l’artiste au réel, de sa lecture, voire de son interprétation ? Comment lire une œuvre ? Comment percevoir ses différents niveaux de compréhension ? Autant de questions soulevées avec force par les œuvres de la Renaissance vues au musée du Castelvecchio, à l’église San’Anastasia de Vérone ou la basilique Saint-Antoine de Padoue.

Au fondement de l’art se trouve bien souvent le récit, la représentation d’une narration que les artistes partagent avec la société ; ou utilisent pour transmettre le message de donneurs d’ordre, politiques ou religieux.

Les récits des premiers temps de la création humaine sont toujours nimbés de mystères, mais d’autres, issus des textes fondateurs de l’histoire occidentale, comme l’Iliade et l’Odyssée, l’Ancien et le Nouveau Testament, constituent des sujets inépuisables d’inspiration et de transmission de valeurs, de concepts, ou de visions du monde.

À l’époque où n’existait pas la photographie, la représentation picturale était essentielle pour donner une image du monde réel. L’artiste rivalise même alors avec la nature, s’octroie le pouvoir de l’embellir, de la transfigurer. Mais à Vérone ou Padoue, d’une autre nature, nous avons vu surtout des madones, des christs, des saints, des martyrs et des évêques, ce qui circonscrit l’inspiration à une seule source, ou presque, une seule grande veine de créativité, en dehors de la Nature. Du Moyen-âge à la fin de la Renaissance, la puissance de la foi chrétienne a apporté à l’occident une source d’inspiration sans pareille, jamais renouvelée depuis ; les œuvres produites durant cette période ont été peu imitées, rarement reproduites (sauf pour les besoins des conservateurs de musées) ; mais jamais dépassées non plus, comme ayant atteint le plus haut sommet de la montagne. Est-ce à cause de l’émotion qui se dégage des œuvres ? Des techniques et du talent des peintres ? De la puissance d’évocation de leurs œuvres ? Pourtant lorsqu’on regarde ‘L’Homme qui marche’, de Giacometti, on ressent aussi toutes sortes d’émotions, on voit bien cet homme en mouvement, qui va de l’avant, vers son destin, sa chance, le hasard des rencontres et de la vie ; on peut en concevoir aussi bien de l’allégresse que de la mélancolie, selon l’état d’esprit dans lequel on se trouve alors ; toutes sortes de sentiments peuvent vous submerger à l’instant, car l’esprit ne voit que ce qu’il choisit de voir et ce qu’il ressent est intime.

Mais devant une madone de la Renaissance, le message est moins divers en étant tout aussi universel : au premier ‘coup d’œil’, on y distingue clairement la foi, la piété, l’illumination spirituelle, le rapport sans ambiguïté entre l’humain et le divin. La période historique de référence est facilement identifiable. Le sens est orienté ; on sait le lien étroit entre la création artistique de l’époque et la toute puissante religion catholique. L’objectif était double : informer, transmettre, éduquer, raconter l’histoire, honorer les grands, et en creux, en filigrane, faire passer un discours prosélyte auprès d’une population souvent craintive - et à raison, car brûler sur un bûcher n’était certainement pas très plaisant comme perspective -, afin justement d’entretenir cette tension, cette pression, sur une grande masse inculte et soumise, dont la main d’œuvre, déjà, et le travail, étaient bien utiles au confort des prélats qui les exploitaient.

Heureusement, chez les peintres, et en particulier ceux de la Renaissance, la recherche de l’émotion extrême suscitée par la beauté est constante. Ce qui fait que l’on peut, à notre époque contemporaine, faire la différence, ne plus amalgamer, et ne regarder que la beauté ; on peut désormais prendre de la distance et ne pas confondre la réalité artistique et le message qu’elle véhicule ; et admirer l’expression et le regard d’une madone somptueuse sans renoncer à sa liberté de penser. Il n’est pas nécessaire d’être croyant pour admirer la beauté de l’œuvre, toutefois, on ne peut non plus, en l’admirant ainsi, échapper à l’évocation spirituelle qui s’en dégage. C’est tout un, et c’est troublant. Parfois en rencontrant la beauté, on peut ressentir un choc qui ébranle notre ego, et ne plus jamais être pareil ensuite.

La personne christique et sa mère sont des icônes majeures de la représentation religieuse de ces siècles passés. Jésus est une source d’inspiration inépuisable, sa mère a donné lieu à des représentations extraordinaires ; mais la représentation ne peut être qu’officielle, soumise à des codes rigoureux, et une grille de lecture voulue et définie très précisément engage l’artiste à rendre une œuvre conforme au discours dominant. En conséquence, un langage pictural commun permettait de respecter les canons de l’Église, la variation venant seulement du talent de l’artiste et de ses innovations. L’évolution viendra surtout des progrès techniques (la perspective) et des matériaux picturaux (la peinture ‘a tempera’). Mais c’est dans le registre de la sensibilité extrême des peintres de la Renaissance qu’il faut chercher, au-delà du sens, la valeur exceptionnelle de toutes ces peintures et sculptures, dans la sensualité des formes ou des poses (l’enfant de la cathédrale de Padoue), dans l’expression des visages (Musée du Castelvecchio), dans l’intensité des sentiments exprimés par les personnages, dans l’illumination spirituelle qui s’en dégage.

On n’en garde pas moins présent à l’esprit que l’histoire de l’Église et de la chrétienté a été le temps de la réalisation d’innombrables horreurs, croisades dévastatrices, guerres de religion, Inquisition, répression des hérétiques, soumission du croyant à toutes sortes d’obligations, les plus iniques qui soient. Et l’on peut se demander comment un tel passif, de telles ignominies, ont permis quand même d’engendrer des œuvres d’art d’aussi majestueuse beauté. Si ce n’était l’inspiration géniale des artistes de l’époque, ce temps-là n’aurait été qu’obscurantisme, ténèbres ou lueurs infernales.

Aujourd’hui, avec le recul, on peut avancer que si le Moyen-âge et la Renaissance ont produit de pareilles splendeurs artistiques, c’est que l’art était encore plus puissant que la foi, que les motifs d’inspiration étaient transcendés par le génie des artistes, car sinon nous n’aurions que traces calcinées des restes des bûchers à contempler dans quelques sites conservés. Déjà que la guerre y était omniprésente, l’absence de religion aurait certainement conduit à l’engloutissement du monde dans sa propre barbarie.

Au lieu de cela, la ‘civilisation’ a évolué, nos connaissances se sont accrues, pour donner le monde que l’on connaît aujourd’hui : triste constat finalement, mais il y a encore, émergeant de ce chaos, les immenses œuvres réalisées entre le XIe et le XVIe siècle. Cinq siècles à la gloire d’une hypothèse, sans transcendance, ça n’aurait pas passé ; sans génie, ça n’aurait eu aucun sens, sans talent ça n’aurait eu aucune tenue. Merci aux peintres de la Renaissance d’être allés plus loin que Dieu dans sa représentation de lui-même.

Je n’en connais qu’un aujourd’hui capable de proposer une œuvre qui allie à la fois le savoir-faire des artistes du Moyen-âge et de la Renaissance et les techniques modernes de représentation ; le sacré d’antan et le profane contemporain ; le génie assuré et le talent permanent, la pensée et le sentiment, nécessaires à produire encore du sens et de la beauté ensemble : mon ami Jacques, à qui je voudrais rendre hommage ici, au-travers de la série d’œuvres qu’il a réalisées sous le titre générique de ‘Divine Comédie’, mais aussi dans ses ‘illustrations de Rabelais’, et qui, dans le silence de son atelier, quotidiennement, réalise des chefs-d’œuvre dans la directe filiation des créateurs du quattrocento. Merci à toi, vieil ami, d’avoir permis ce magnifique voyage.



Addenda

« Comme un immense brasier de tristesse… »

Pour recoller à l’actualité concomitante à ce texte, en guise de conclusion, opportune à ce récit, il me faut revenir un instant sur le terrible incendie de Notre-Dame de Paris. À la suite du désastre, une surprenante mobilisation de donateurs s’est manifestée, au point qu’en à peine 48 heures, près d’un milliard d’euros avaient été promis en dons, surtout par de grands patrons d’entreprises et quelques mécènes fortunés.

Pendant que, parallèlement, dans un autre cadre d’activité, des collègues se battaient pour pouvoir maintenir à l’hôtel des personnes sans abri, parfois avec des enfants, et offrir des prestations d’aide alimentaire, pendant le même temps, de richissimes patrons débloquaient des centaines de millions comme on rigole, pour réparer Notre-Dame. Des associations caritatives et humanitaires s’en sont offusqué et on peut les comprendre ; le premier, cela m’a choqué.

J’ai repris ma réflexion, et entendu des avis divers sur la question, bien sûr relayée par tous les médias, comme il se doit.

Pour moi, qui les fréquente depuis longtemps, les grandes cathédrales ont toujours été un moyen de construction individuel, après avoir été le résultat d’une construction collective : mes grands-pères maçons, mon père maçon, tailleur de pierre, mes professeurs, l’abbé Cléry bien sûr, tout un environnement social et culturel (en Touraine dans les années cinquante et après, issu d’un milieu modeste), m’ont donné le goût des cathédrales, le plaisir de leur découverte d’abord, puis l’intérêt de leur lecture, car du sol au plafond, les cathédrales et toutes leurs sœurs et cousines en chrétienté, sont des livres ouverts, remplis d’images, avec de nombreuses annotations et commentaires, en creux, en bas-reliefs, en fresques, en langage exotérique clair, ou en écriture hermétique codée, en couleur, en pierre, en verre, en plomb, en bois. En bois, tiens, le bois, ça brûle. Une forêt de plus de mille chênes, voilà ce qu’il aura fallu pour construire la charpente de Notre-Dame, avec des arbres toujours d’origine en 2019, donc devenus millénaires (comme les pilotis de Venise), archi-secs (ceux de Venise sont archi-mouillés), et qui viennent de brûler dans un immense brasier de tristesse (ceux de Venise d’affaissent).

Certains n’ont pas ressenti cette tristesse, d’autres ont feint de l’ignorer, d’autres encore en ont fait fi, mais ceux qui connaissent la puissance emblématique d’un tel symbole, ceux qui pensent d’abord en termes d’histoire et de culture avant que de religion, n’ont pas pu ne pas être émus ; sans renoncer pour autant à la justice ou à l’équité concernant les sommes annoncées autour de ce drame. Comme je l’ai entendu ensuite, avec une certaine pertinence, de la part d’une philologue réputée qui venait de sortir un livre et à qui on demandait l’avis sur une radio nationale : des entreprises de luxe, par la voix de leurs patrons, ont dit vouloir apporter des sommes faramineuses (en centaines de millions), pour la remise en état de Notre-Dame. N’est-ce pas indécent ? La dame a répondu en disant que si on y regarde d’un peu plus près, il faut cela en effet, car Notre-Dame est la cathédrale d’une culture de luxe avant tout, mais ouverte à tous, libre d’accès, gratuitement pour la plus grande partie de l’édifice ; ce qui veut dire que le petit peuple, le clampin ordinaire (je traduis) peut et continuera de pouvoir avoir accès à un tel trésor, nécessairement international, classé de partout, et qui représente, porte et symbolise, une grande partie de l’histoire d’une très grande partie de l’humanité actuelle ; moitié de l’histoire de la culture judéo-chrétienne dominante en occident, qui démarre avec la naissance de Jésus-Christ, et à laquelle une grande partie du monde a contribué ; et qui s’est étendue ensuite, par la voie des découvertes et des colonisations, jusqu’à ceux qui, de gré et souvent de force, en ont acquis les règles, les habitudes, les concepts ; sauf la Chine, le Japon et quelques autres non négligeables - l’Inde, certains pays d’Afrique - qui présentent des différences notoires avec notre culture.

Continuer de donner à tous, d’où qu’ils viennent dans le monde, même les plus modestes, la possibilité de connaître Notre-Dame, c’est parfait, et cela permettrait donc de mieux admettre que des grandes entreprises du luxe, grâce aux patrons ‘friqués’ qui sont à leur tête, versent des sommes aussi gigantesques dans cette reconstruction – non sans une arrière-pensée fiscale. L’intention semble louable.

Mais alors, un abri décent, qui n’est pas vraiment un luxe, pourquoi n’est-il pas accessible à ceux qui vivent dans la rue ? Le logement, c’est l’assise de la dignité et de la solidarité sociale. Si l’accès au luxe est permis à Notre-Dame pour les plus modestes, serait incompatible avec la modestie d’accès au logement ordinaire ? Le logement de dieu, par procuration, est dans la cathédrale (Domus dei), mais où se trouve le logement de l’indigent ? Dans la rue ? Pourquoi tant de gens dehors, à Paris, et ailleurs, qui souffrent au quotidien toutes les affres de leur condition de pauvres, sans plus aucun secours que les miettes, les rogatons que notre société leur abandonne, leur relâche comme des restes non consommés de son appétit d’ogre capitaliste ?

Pour bien faire, il conviendrait que les mêmes riches déboursent une somme équivalente pour faire face au sans-abrisme terrible qui règne en France, et à la pauvreté, qui gangrène l’Europe et le Monde (un milliard d’euros, ça commence à compter). Et que l’Église reverse une partie des dons perçus qui dépasseront le budget nécessaire à la restauration de Notre-Dame pour reloger les personnes à la rue.

Pauvres misères, errantes dans la Cour des Miracles du Paris d’aujourd’hui, quasimodos modernes, aussi démunis que le personnage hugolien, mais qui n’auront même plus le secours d’une Esméralda de légende, aucun Phébus pour les éclairer, ni désormais les cloches de Notre-Dame pour les rendre sourds.

Question cruciale, éthique d’abord ; débat moral, valeurs discutables, mais pas comparables. Que Dieu, s’il n’est pas qu’une hypothèse, vienne au secours des pauvres, comme les riches viennent au secours de sa plus prestigieuse demeure secondaire sur Terre !

Ce qui surprend encore plus, c’est que le monde s’émeut devant la cathédrale qui brûle, se précipite à son chevet et met sur la table des millions de dollars, alors que dans le même temps la planète tout entière brûle, le monde part en fumée, et rien ne change, chacun continue de mener sa petite vie, les dollars restent dans les poches des riches. Le monde est à un carrefour de difficultés sans précédent, toutes les conditions du désastre sont réunies pour une 6ème extinction des espèces animales, et cependant les hommes ont dans leurs mains tous les outils et tous les moyens pour trouver des solutions efficaces et rapides ; il manque juste la volonté politique et le symbole choc pour débloquer les fonds. La cathédrale en feu serait-elle un signal d’alerte, un message adressé au monde pour lui faire prendre conscience du danger qu’il court.

J’ai la chance d’appartenir à une classe moyenne, ruiné certes, mais me permettant tout de même de rassembler quelques centaines d’euros pour un voyage, surtout si celui-ci doit me permettre de rejoindre des amis qui m’invitent et m’hébergent en Vénétie pendant cinq jours. Il ne faut pas d’énormes moyens, heureusement, car nous ne les avions pas, ma compagne et moi ; mais ce n’est pas non plus à la portée du plus grand nombre, et pas seulement pour des questions d’argent. L’éducation, les voyages, la sensibilité à l’art, l’aspiration au beau, font autant partie des moyens dont il faut se doter ou être muni pour décréter et accomplir ce genre de voyage. C’est surtout admettre l’importance de la culture pour faire évoluer les pensées et les relations humaines, et mettre en avant la volonté de puiser à cet immense patrimoine pour devenir meilleur.

Le changement qui est en train de s’opérer dans notre monde actuel ne se fera, dans le temps – mais qu’est-ce qu’une ou deux décennies à l’échelle de l’humanité ? – que si des moyens importants sont mis massivement et sans aucun délai dans l’éducation des enfants, la lutte contre la pauvreté, et la sauvegarde de la planète.

Il se trouve qu’avec l’art, j’ai une autre passion : l’humain. Et plus particulièrement le travail auprès des pauvres et des esquintés de l’existence, qui aura été aussi une grande partie de ma vie (assurément la plus importante en termes d’actions immédiates et concrètes dans le corps social de la pauvreté), et je serai prêt à prier n’importe quelle madone, si elle pouvait intercéder vraiment quelque part, ‘en Haut Lieu’, pour faire cesser, autant que possible, cette misère sordide et insupportable qui rampe sous nos murs d’égoïsme et d’indifférence. À moins que cette madone ne brûle en laissant un message pour que l’équivalent des fonds qui devraient lui être consacrés pour la ‘refaire’, ou la reproduire, soient affectés à la lutte contre la pauvreté. Message qui viendrait d’où ? Sans attendre, je le profère : Mesdames et messieurs les grand(e)s responsables d’entreprises multinationales, à vos porte-monnaie. La vie est une cathédrale.

Ce fut certainement un acte participatif à la ‘culture de luxe’, mais j’ai eu cette chance incroyable (merci les amis), de pouvoir visiter Vérone, Venise et Padoue, leurs prestigieux lieux de culte, de ‘luxe’, certes, ancien et moderne, et de comparer : Gucci ou Bellini ? J’ai choisi. Malgré ce détour par le pêché, j’ai pu admirer les merveilleuses œuvres du Moyen-âge et de la Renaissance, dont la puissance évocatrice est encore le meilleur remède contre les Ténèbres actuelles.

Le génie du style gothique fut de créer des ouvertures permettant l’accès de la lumière céleste dans les temples de la foi terrestre. Et c’est encore là que cette lumière se concentre, fait sens, et demeure éternelle. C’est pour cela qu’il faut reconstruire Notre-Dame, répandre l’idée que voir de la peinture peut faire grandir l’âme, et qu’il ne faut pas hésiter à voyager pour aller en voir, même loin, et surtout à Vérone et à Padoue.

Le Thou, le 25 avril 2019

 

Table des matières

Voyage en Italie. 1

Entête. 5

GENÈVE. 9

VÉRONE. 13

VENISE. 31

PADOUE. 45

Le Museo Civico di Castelvecchio. 59

Le barbier de Séville. 69

Après le voyage. 75

Addenda. 81

 

[1] Dôme est une abréviation de domus dei, la maison de dieu ; en Italie, les cathédrales sont appelées duomo, dôme.

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