Christoph Kovel : l’art en fusion
Sur la petite place centrale du bourg de Carla-Bayle, en Ariège, une œuvre monumentale de plusieurs mètres dehaut, posée sur le pignon d’une grande maison, attire l’attention. Il faut s’approcher pour voir vraiment et comprendre comment cettefresque a été réalisée. Il ne s’agit pas d’une peinture murale, ni d’une œuvre sur bois, mais d’une immense fresque sur métal ; et pas un métal uni sorti d’usine et bien lisse, mais un support métallique constitué de métaux de toutes sortes, aplatis, emboutis, agglomérés, pour constituer un fond accueillant ensuite le talent de l’artiste. Une tour-antenne, constituée de divers objets superposés et reliés entre eux, sur fond de ciel brumeux, apparaît au premier plan ; elle doit émettre à des fréquences mégaherziennes, en direction de l’autre côté de l’univers ; derrière, une montagne aux crêtes bleuies se détache sur fond d’azurite nuageuse.
A droite de l’antenne-totem, une sorte de building de tôles rouillées, dans le style du Palais de la Culture et de la Science de Varsovie (Pa?ac Kultury i Nauki), au pied duquel se tient debout un petit ours en plastique. Ici et là, placés judicieusement, un moulinet de plage, une grille de barbecue (peut-être, tant tout est détourné, remanié, transformé, trans-figuré), et d’autres objets, hétéroclites.
A gauche, on pourrait penser à une sorte d’église, avec son portique rehaussé d’une rosace, un disque CD comme porte d’entrée, d’allure générale un peu bosniaque, reliée au ciel par des relais de zircon sur fond d’azurite.
Le ciel est inversé ; la scène se reflète au pied du palais, semble vaciller, ou surgir ; et au-dessus la montagne s’impose, à la fois protectrice et infranchissable.
Autant dire un tableau où le rêve explose, comme les peintres surréalistes en ont parfois réalisés, avec un réel formel mais déformé, lisible mais ininterprétable, plastique et poétique. La composition dans son ensemble est en fait assez abstraite, mais le réel ressurgit de toutes sortes d’endroits, subtil, allusif, mais indiscutable.
L’artiste signe en bas à gauche : KOVEL
En se retournant sur la place, dans un angle, la ‘Galerie de la Place’, dont les contre vantaux sont ornés de deux demis tableaux de Kovel, ouvre sur un espace dont les murs présentent les œuvres de l’artiste.
Au Carla-Bayle (ainsi nommé du fait d’être le village de naissance du philosophe Pierre Bayle) les ateliers d’artistes et les galeries sont flores ; une vingtaine de lieux au moins, disséminés partout dans ce petit village ariègeois, qui en font un nid d’artistes original et connu pour ses saisons estivales. Kovel s’y est installé depuis plusieurs années, et chaque été, il y présente ce qu’il a ‘fabriqué’ dans son atelier-grange de Montfa, son coin de nature où il travaille la matière.
Christoph Kovel vous accueille sobrement, discret, apparemment timide ; Kovel est surtout un taiseux ; il ne s’embarrasse pas de bavardages inutiles, l’essentiel lui suffit, et il le dit dans ses tableaux.
Petit tour de galerie.
Kovel travaille clairement avec des matériaux de récupérations, qu’il ramasse un peu partout, où ça tombe. Ces matières secondaire redeviennent premières, et dès qu’elles sont collectées, sont trans-formées, réformées puis reformées dans l’atelier-forge de Montfa.
A la manière des peintres du Nouveau Réalisme qui utilisaient des objets prélevés dans la réalité de leur temps, comme les ready-made de Duchamp ou les accumulations d’Arman, Kovel recycle des vieilles tôles rouillées, des boîtes de conserve, des objets manufacturés en toutes matières, des crémaillères, loquets de portes, tout ce qui peut ensuite être frappé par un marteau, sur l’enclume, ou découpé à la cisaille. Dans la lignée des forgerons antiques, martelant, aplatissant, cisaillant, il contraint le métal, l’emboutit, le décollette, pour en obtenir une sorte d’amalgame, d’aggloméré métallique, une surface bosselée sur laquelle il va laisser libre-court à son imagination et à sa maîtrise des pigments sur ce support atypique, recyclant le ready-made lui-même, re-pigmentant l’amas métallique pour en faire une œuvre insolite, très originale.
C’est l’onirisme alors qui prend le relais, le réel fantomatique qui s’accomplit, le rêve qui s’épanouit, l’imaginaire qui s’épanche.
Kovel, dans la veine du surréalisme, semble libéré des morales qui contraignent et des académismes qui empêchent d’agir, qui nuisent à la force créatrice : taiseux mais ferme et déterminé dans son projet et ses représentations du monde.
Il s’adresse à la folie et à l’inconscient de chacun, et en même temps, un peu à l’exemple des artistes de l'Arte Povera, on sent dans la démarche une défiance à l'industrie culturelle et plus largement à la société de consommation.
Mais sans doute par une sorte d’acuité particulière, je perçois, dans certains aspects de son travail, les signes d’une recherche formellement abstraite, et une liberté d’expression largement lyrique ; dans certains tableaux de Kovel il y aurait une tendance marquée à l’abstraction lyrique.
Cependant je ne suis jamais favorable à faire des classements de genre et des rangements de styles, pas plus qu’à entretenir un esprit de chapelle. Par ailleurs je ne suis pas sûr que Kovel aime à être mis en boîte, il aurait plutôt tendance à les aplatir.
Cela dit, certaines formes de néo-expressionnisme, d’autres de post-surréalisme, certaines d’abstrait post-moderne, sont des cousines germaines de l’abstraction lyrique, et je pense que des tendances picturales proches peuvent cohabiter dans la même sphère artistique.
En tout cas, j’aime cette forme d’abstraction où le réel s’invite, où l’artiste s’est ‘lâché’ gestuellement, où il a mis émotion et sueur, frayeur rétrospective et doute, convoquant ici ou là une forme du réel, plus ou moins figurative, plus ou moins onirique ou fantomatique, associant une vision astronomique de l’univers à un voyage introspectif d’une profondeur inattendue.
Il en résulte chez Kovel des peintures en forme de bas-relief, spectacles magiques d’oxydo-réduction picturale, où les cations métalliques œuvrent en secret à l’éclat des couleurs, faisant alliage (alliance) de la peinture et du métal, redonnant à la matière récupérée son éclat originel, à l’époque où elle était encore minerai, avec ses couleurs sauvages et ses tons de trémolite, ses reflets de tourmaline, redonnant vie, par une alchimie originale, à des rebuts qui n’en demandaient pas tant. Le tour est fort, spectaculaire, éclatant.
A l’aube du grand œuvre, par l’opération de transmutation alchimique préparée dans le creuset de Montfa, on assiste à des levées d’astres ignorés derrière des horizons de montagnes inconnues : renaissance du métal météoritique originel, fusion moléculaire du minéral avec le métallique, dans l’athanor où s’épanouissent les Soleils.
Selon les tableaux, le béryl capte le corindon, le mica s’insinue dans le grenat almandin, et le pyrope rouge ruse avec la malachite. Le métal martelé redevient paroi minérale, veines de roches ici, laves en fusion, plis et strates minéralogiques dans cet autre.
Chaque œuvre donne une curieuse impression de légèreté, d’évasion, de liberté, alors que le support de métal doit faire son poids de vieilles casseroles.
Si mes informations sont bonnes, Kovel donne une touche de finition à ses œuvres par l’application de cire à la paraffine, ce qui leur donne cet éclat et cette patine si particuliers.
Scarabées mordorés,
cuirasses d’émail,
grès et tissus,
forment un bouclier d’airain.
Plis et replis de zinc ou de cuivre, reliefs de graviers, lèvres de sulfites,
se répartissent l’espace ; des cristaux d’olivine l’éclairent.
Un ciel d’atacamite dans le lointain boursoufle des montagnes de sulfate.
De l’or liquide coule d’un trou de lumière, entre les petits carrés imprimés de signes indiens.
Et des cobalts pleurent.
ADELICIA 140x80cm
EMELINA 110x55 cm
A l’horizon barré d’un ciel rougeoyant, chargé de sable, des portes monumentales barrent l’entrée d’une ville, ou d’un désert, comme les remparts pharaoniques d’une cité tatare, ou des falaises cyclopéennes. Des montants d’acier verrouillent un lieu d’un autre espace et d’un autre temps. La nature y est surnaturelle, aucune trace de vie dans ce maelström métallique, dans cet univers minéral, et pourtant, derrière la falaise de béryl émeraude, la vie d’un autre monde est une hypothèse à vérifier.
Kovel ne se contente pas, comme Arman par exemple, de compresser, d’écraser ; il amende, il ravive, il explore la matière reformée des métaux et objets récupérés, il les recycle en œuvre d’art.
Kovel rêve des paysages insondables, montre des parcelles insolites de son monde intérieur ; il faut être visionnaire et doté d’un pouvoir de projection énorme, pour, à partir de boîtes de conserves, de portières de voitures, de tôles rouillées, d’objets en plastique ou en résine, de tissus, arriver à une image dotée d’un aussi fort pouvoir de suggestion, structurée avec subtilité malgré la rugosité du support, dessinée avec force, et pigmentée comme une acrylique sur toile, dans des tonalités d’émaux de joaillerie, où les silicates, les spinelles bleues et le willémite se sont unis, sont entrés en fusion lors de noces vitrifiantes.
Dans une muraille déchiquetée adossée à une montagne fantomatique, une porte s’ouvre sur le fond diopside d’une ancienne cité perdue ; un personnage (une silhouette) s’éloigne, seul au pied de la muraille fissurée, sous un ciel de rhodonite rougeoyante ; il n’y a plus de temps ; seule la matière subsiste, ruinée, et semble encore en train de muter. Un mystère s’épaissit, alliance du tellure et de la pyrite.
Les paysages, les ciels, les montagnes, sont des thèmes récurrents dans les compositions de Kovel, mais ce ne sont pas les seuls. Parfois l’artiste s’aventure du côté de l’infime vu en grossissement, la matière sous microscope : plaquettes, lamelles, cristaux ? Les tons aurifères laissent apparaître des plaques de mitochondries métalliques, et l’on se demande quelle binoculaire poétique Kovel a employé pour révéler cette image.
Arbres adamantins,
Ecorces métallisées,
Troncs de bouleaux cristallins,
Feuillages d’encre rouillée,
Fûts opalescents, « couronnés d’une myriade d’étoiles »,
Ciel rutilant,
Quelle forêt calcinée ?
Sur quel astre mort ?
J’ai brièvement rencontré Kovel dans sa galerie, par deux fois, mais je ne suis jamais allé dans son atelier-grange. S’il m’avait parlé de ses recherches, expliqué ses techniques, j’aurai peut-être décrit plus savamment son travail, mais la magie aurait sûrement disparu. J’aime l’imaginer les manches retroussées, en train de marteler le fer blanc sur l’enclume ; mais il est possible qu’il utilise aussi des acides pour décaper le métal rouillé, et on doit sentir de temps en temps l’âpre fumée de la réaction chimique dans l’atelier. Tous les artistes aiment plus ou moins parler de leur travail, mais ils sont parfois peu loquaces quand ils considèrent que tout ce qu’ils ont à dire est sur la toile, en l’occurrence, sur le treillis métallique. Et c’est surement le cas de Christoph Kovel
Cependant nous partageons quelque chose en commun : il a ouvert une galerie en 1981 au Québec, la même année où j’ouvrais la mienne dans le Marais à Paris. Avec D., qui en a fait aussi l’expérience, je ne connais pas d’autre artiste qui soit à la fois un créateur de talent et un galeriste exigeant.
Kovel réalise des œuvres d’une originalité rare, inclassables, d’une grande force lyrique et onirique. On peut retrouver certaines influences, nécessairement, qui le relient souvent au surréalisme et à l’art abstrait lyrique, mais il n’est pas possible de le rattacher à un groupe plutôt qu’un autre ; Kovel est un artiste unique qui ne se laisse enfermer dans aucune formule ni aucune école, un artiste libre.
http://www.christophkovel.fr/accueil.html
Galerie "LA PLACE" (de juillet à sept.)
Carla-Bayle (09)