L’œuvre pariétale de François Garros
Dans un précédent ‘comment’art’ à propos de la peinture de François Garros, j’avais évoqué le fort caractère pariétal qui imprègne ses œuvres, dans les formes et les lignes, et dans les titres aussi. Signes et figures y semblent parfois sortis de parois minérales, émergeant de la toile comme des illustrations rupestres de sa pensée ; mais visiter le cours du Lot à ses côtés offre un éclairage surprenant, autrement plus subtil, une façon ‘en creux’ de regarder son travail, et une signification primitive à sa recherche quotidienne.
En venant de Calvignac, sur la route en direction de Saint-Cirq-Lapopie, on longe la rive sud du Lot, passant parfois au milieu d’immenses champs de maïs ou de tabac, dont les verts se mélangent au creux de la vallée. Garros est là chez lui, dans son fief, son histoire, sa genèse d’artiste, en accord avec ses mots et ses images, et les parois qui les renvoient en écho.
La route sinue le long du cours de la rivière comme son double de terre ; la vallée du Lot trace son sillon au milieu des cultures dans les terres grasses, ou en creusant rudement dans la roche dure des montagnes toutes proches ; on glisse d’abord dans la boucle de Larnagol, pour rattraper ensuite le méandre où niche Cénevières. La végétation est intense, célébrant des noces de pierre et d’eau, de bois, de feuilles et de lumière ; et toujours au loin les monts arrondis des contreforts auvergnats, ici et là un village, comme un nid d’aigle, perché sur son pic dominant, d’où l’on peut voir la nature et le monde se dérouler sous ses yeux, les pieds dans le ciel.
Au milieu de tout cela, on sent être au cœur d’un réseau, un faisceau de toutes sortes de convergences, de causses, de vallons et de villes, bourgs ou modestes cités : Rocamadour, au nord, Aurillac, plus vers l’est ; Cahors dans l’ouest, Rodez dans le sud-est, Saint-Antonin-Noble-Val, Cordes-sur-Ciel, à quelques lieues dans le sud, vers Montauban ; excusez du peu, tout cela transpire l’histoire, la sueur et la foi d’autrefois, tout cela respire encore cathare. Partie du Languedoc, la rivière débouche en Aquitaine, après de multiples contours, et autant d’aventures pour les yeux.
Et Garros sent le Lot, il vit en Lot, il s’exprime en Lot.
La route se rétrécit, elle doit se faire petite pour passer sous la falaise qui s’érige au-dessus, et deux yeux de roche surveillent au passage, un visage se dessine dans la paroi, avec un petit sourire complice et de bienvenue ; mais attention, ici la nature reste maîtresse, c’est ce que semble dire ce surplomb.
Le Garrossien pourrait en fait se rapporter à une époque du paléolithique supérieur, un art rupestre où l’huile est de pétrole mais sourd de la roche sans fragmentation ravageuse, juste par une sorte d’exfiltration mentale. Garros fait surgir de la toile une matière picturale comme les gravettiens faisaient apparaître leurs pétroglyphes sur les parois de Pech merle, de Cougnac, ou des Fieux.
Nous longions la rivière, ravis de ce que la nature nous dévoilait, nous révélait, montrait de ses dessous et de ses atours ; l’été clamait son bien-être, la vie semblait simple et facile ; mais nous sentions que de là-haut l’on nous regardait, que nous étions sous le regard de quelque dieu tutélaire de la montagne : l’œil était dans la paroi et regardait le peintre ; en effet venait de cligner juste au-dessus de nous, sous un sourcil minéral, un œil de pierre lorgnant sur notre humanité.
Et là j’ai compris ce que Garros devait à la pierre, aux lignes de fractures, aux couches superposées des roches et des rochers ; Garros procède en fait à une sorte de détournement pariétal vers la toile, prolonge les magnétismes telluriques dans la matière picturale, étire cette matière selon les secousses sismiques de son mental relié, par la montagne, au centre de la terre.
Par une sorte de geste magique au-travers du minéral, un geste passe-muraille, Garros tire la quintessence de la roche, dont émanent ces signes lithiques ; « Femmes en paroi » en est le plus illustre exemple. Comme semblant ‘traverser le mur’ - sortir ou entrer, on ne sait -, on distingue nettement des corps de femme qui évoluent en une sorte de ballet rupestre ; nues et fessues, ces dames nous font des effets de ‘cul en paroi’.
A la rencontre du Lot avec François, j’ai eu la chance, d’un hasard improbable, mais rétrospectivement inévitable, de rencontrer la paroi matricielle de l’œuvre picturale. Sacré Garros !
Tel un griot magdalénien, un sorcier solutréen, Garros agit en maître des pierres, forgeron des images ; en être incarné capable d’entrer en relation avec les esprits de la Terre ; de sélectionner, ramasser et mélanger les ingrédients de la transfiguration - le passage de la pierre à la toile ; de diluer, de fusionner et associer les pigments et d’en faire la distribution, en lignes et aplats, en couches minces et en ourlets de matière ; d’interpréter les signes pariétaux sur sa toile, de transposer le message minéral en code symbolique et esthétique sur le support de textile ;
Capable de se comporter en artiste, peintre et poète, de déceler les langues de l’univers et d’en délivrer l’harmonie de lignes et de couleurs.
Le corps du Lot s’insinue partout dans l’œuvre de Garros ; la montagne et ses façades minérales lui offrent les filons où il prospecte sans relâche à la recherche d’indicibles et inoubliables pépites ; dans ses veines rocheuses il capture les lignes de force qui alimentent sa réflexion ; et du fond d’une capitèle, au milieu du Causse, surgit une ‘Grande figure verte et jaune’ : l’empilement à pierre sèche de ses ancêtres interagit de fait avec la ‘figure’ que François élabore au fond de sa grotte lotoise, où il consacre au rite pariétal qui remonte à la nuit des temps.
Certes, et loin s’en faut, la peinture de Garros n’est pas systématiquement de type pariétal, d’influence rupestre ; il suffit de voir ses dessins ‘japonais’, la force de l’haiku dans certaines réalisations, ses opus acryliques ou ses recherches à l’encre ou au brou de noix, pour se rendre à cette évidence ; mais cependant, toujours sous-jacent, comme une rivière souterraine qui irriguerait en permanence la pensée-Garros, on peut retrouver une tonalité lotoise, une teinte de pierre, un ensemble de lignes articulées comme des saignées dans la pierre, des aplats de couleur inspirés de la retenue d’eau au pied de l’ancienne gare de Cregols, avec ses reflets sombres, ses stries liquides dans le courant, ses amas de mousses ; des teintes terreuses, ocre, marron, bois brûlé ; tout ce que la vallée et les plateaux du causse peuvent livrer d’inspiration mystique et de réalisme naturel.
Tout ce qui a nourri les émotions de l’enfance lors des ballades sur les bords du cirque de Montbrun (?) avec ses frères et cousins, tout ce que la rivière et ses parois minérales avaient de sage et d’inconscient, de convenable et d’incroyable, d’attirant et de risqué, toute cette poésie du monde qui se dégage de cette vallée magique, tout cela Garros le ‘trimbale’ avec lui en permanence, c’est son bagage, son terrain d’aventure mental, son carnet de croquis, son journal intime, ses premiers émois, sa langue, son être, son mystère.